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Dans le no 234 de
FICTION, daté de juin 1973, Jean-Pierre ANDREVON publiait une critique de Au bout du labyrinthe et de Message de Frolix 8, qui venaient d'être publiés, respectivement par les éditions Robert Laffont (collection "Ailleurs et Demain") et Opta (collection "Anti-Mondes"). Cette critique est reprise ci-dessous.
Au bout du labyrinthe (A maze of death) et Message de Frolix 8 (Our friends from Frolix 8), publiés respectivement par Robert Laffont (dans « Ailleurs et Demain ») et Opta (dans « Anti-mondes »), sont les deux plus récents romans de Dick à avoir été imprimés aux Etats-Unis, en 1970. Cette double parution correspondait au début d'une longue période d'inactivité, l'écrivain ayant plongé dans des gouffres intérieurs que l'usage, et peut-être l'abus, de substances hallucinogènes avaient creusé dans sa santé physique et mentale. Aujourd'hui (l'interview de Patrice Duvic, publiée dans Galaxie n° 130, semble le prouver), Dick émerge à nouveau.
Si l'on compte Le marteau de Vulcain, jadis paru dans Satellite, ainsi que Nous les Martiens et Les convertisseurs d'armes (Galaxie), ces deux ouvrages sont respectivement les douzième et treizième de l'auteur à être traduits en français. À l'heure où ces lignes seront imprimées, un quatorzième volume, Simulacres (The simulacra, 1964) sera sorti dans « Dimensions », la nouvelle collection SF de Calmann-Lévy, et peut-être un quinzième, Les clans de la lune Alphane (Clans of the Alphane Moon, 1964 aussi) chez Albin Michel, tandis qu'un seizième (The penultimate truth, 1964 encore — et thématiquement l'un des plus étonnants de l'auteur) est d'ores et déjà annoncé dans « Ailleurs et Demain ».
Ce total de seize traductions romanesques fait de Philip K. Dick l'auteur américain de SF le plus traduit chez nous, juste en dessous de Van Vogt (vingt romans ou recueils de nouvelles) et exactement au même niveau que Heinlein (en comptant ses romans pour la jeunesse tels que Pommiers dans le ciel). Ces précisions statistiques ennuyeuses étant faites (mais elles peuvent toujours intéresser les fanatiques des chiffres !), passons au vif du sujet. Et là, je ne peux qu'étaler mon affliction : Au bout du labyrinthe et Message de Frolix 8 comptent parmi les ouvrages les plus mauvais de Dick, que je considère pourtant (qu'on veuille bien croire que cette précision n'est pas une précaution destinée à ménager la chèvre et le chou) comme un écrivain de tout premier plan, comme l'homme le plus important, avec Farmer, de cette « génération moyenne » qui fait le pont entre Van Vogt et Disch...
Mais vraiment, en ce qui concerne ces deux derniers livres, il y a quelque chose qui ne colle plus, et je me place cette fois en complet désaccord avec mes bien-aimés confrère ou supérieur Bertrand (voir ses Diagonales dans Fiction n° 228) ou Dorémieux (lire son introduction à la nouvelle Le constructeur, Fiction n° 224). « Structure interne éclatée... deux livres imparfaits et pourtant plus passionnants que bien des oeuvres techniquement réussies... » écrit Dorémieux. « ... Complètement déconnecté et défoncé... La structure romanesque se désagrège dans tous les sens... toutes les six pages une idée fabuleuse... » surenchérit Bertrand au sujet de A maze of death.
Comment !
Voilà deux romans au déroulement extrêmement linéaire et sans surprise, à la dramaturgie bien sage et bien classique, à peine sous-tendue par un petit suspens malingre...
Voilà deux romans écrits dans une langue d'une neutralité absolue (mais il est vrai que Dick n'est pas un styliste, son génie étant ailleurs...)
Voilà deux romans qui, surtout, n'apportent rien, ni en innovation, ni en bouleversement, ni en complexité, à la riche thématique dickienne, l'auteur se contentant de reprendre des schémas déjà utilisés ailleurs (ce qui lui est habituel et n'est pas du tout blâmable en soi), mais cette fois en les figeant, en les appauvrissant, en les utilisant de manière toute mécanique...
À croire que Dorémieux, Bertrand et moi n'avons pas lus les mêmes livres, à moins que... mais je n 'ose ici l'écrire franchement (car la brigade anti-drogue est partout) quelques gouttes d'acide égarées dans leur verre..
Mais soyons sérieux. Au bout du labyrinthe est tout de même nettement supérieur (une petite moyenne dans l'absolu) à Message de Frolix 8 (une grande médiocrité dans ce même absolu). Je vais donc commencer par le premier. Il s'agit là, si on veut, du seul véritable space-opera de Dick, puisque l'action se déroule aux neuf dixièmes sur Delmak-O, une planète étrange où quatorze colons, choisis semble-t-il très arbitrairement, sont confrontés à des mystères qui ne sont peut-être que des mirages, tandis qu'il se déchirent et s'entretuent allègrement.
Ce schéma-type, on peut bien le dire, n'est lui-même qu'une illusion, puisque la planète n'est qu'une création fantasmatique des quatorze personnages, qui sont « en réalité » autre chose que des colons, et dans une autre situation. Cette thématique se complique du fait que la réalité solide a elle-même tendance à être investie par les fantasmes, puisqu'on voit, dans une une des ultimes pages du livre, une créature appartenant à la phase « rêvée » se glisser dans la « réalité », la modifier et, par là, modifier la substance du « rêve » suivant lequel commence alors que le roman s'achève sur ce qui peut être l'« explication finale » : il n'y a que des pans d'existence emboîtés, où rêve et réalité sont indissociables, indiscernables, puisque seules comptent l'expérience et la subjectivité de chaque observateur, dont l'« existence » n'est qu'un cycle perpétuel.
Cela fait beaucoup de guillemets, il faut bien l'avouer : mais ils encadrent moins de subtilités qu'il n'y paraîtrait à cette première approche. Il n'y a pas besoin d'être défoncé pour — et il n'y a rien de défonçant à — donner de la perméabilité aux univers et à faire s'interpénétrer rêve et réalité de telle façon que le lecteur ne s'y reconnaisse plus. C'est là une des constantes des récits dickiens, mais elle était infiniment plus convaincante et mieux exploitée dans Le dieu venu du Centaure, où l'action était propulsée à tout moment par cette ambiguïté fondamentale. On peut aussi préférer une résolution type de celle choisir par Daniel F. Galouye pour Simulacron 3, où la thématique restait d'une pure logique matérialiste... Au contraire, en ce qui concerne Au bout du labyrinthe, le système n'est dévoilé qu'en fin de récit, exactement de la même manière que dans Odyssée sous contrôle de Stefan Wul. Avec cette façon lâche (aux deux sens du terme) de procéder, il est bien évident qu'on peut écrire n'importe quoi, et conclure par n'importe quoi d'autre.
Dick ne s'en est pas soucié, ni privé, mais il est juste de dire que tous ces n'importe quoi sont par moments fort plaisants. La théologie « inventée » par l'auteur, partant du postulat que dans l'univers factice où se trouvent ses personnages, « Dieu existe » et intervient sous diverses formes dans le cours des destinées, est très astucieuse et dévoile plus encore que dans d'autres ouvrages le côté mystique (hélas bien réel !) de Dick. Par ailleurs, les pièges et les incongruités du monde « rêvé » donnent parfois lieu à des saynètes d'un humour fort onirique (bien sûr !) mais délicieux.
« Une sorte de coccinelle rampa sur son soulier droit, s'y arrêta, puis sortit une caméra de télévision miniature. L'objectif de la caméra pivota de façon à se braquer directement sur le visage de Ben.
- Salut, dit-il à la coccinelle.
Rentrant sa caméra, la coccinelle s'éloigna, apparemment satisfaite. » (p. 40)
Mais d'autre fois, l'effet est complètement loupé, comme dans le cas de cette fameuse expérience qu'un des personnages « vit » après sa mort et qui, selon l'explication que Dick donne dans sa préface, « est inspirée, dans ses détails exacts, d'une expérience faite par moi à l'aide du L.S.D. » Le résultat écrit est une tirade de deux pages et demie où la banalité de la « vision » (décidément, ces guillemets me collent aux touches...) éclate en de bien pauvres lumières : « Tout autour d'elle s'épanouissaient des lumières de diverses couleurs ; elle aperçut une lumière rouge fumeuse qui brillait non loin d'elle et, troublée, se tourna dans cette direction. Mais quelque chose l'arrêta. Ce n'est pas la bonne lumière, songea-t-elle. Je devrais être à la recherche d'une lumière blanche et claire (sic), c'est elle qui m'indiquera la matrice voulue, par laquelle renaître... » (p. 177)
Ce n'était vraiment pas la peine d'en faire tout un plat, ni de prendre du L.S.D. pour ça. Dick ne sait-il pas que l'art doit transformer le réel et non se contenter de le recopier ?
Ma cuistrerie (j'empiète sur le domaine ouvert ici même par mon ami Barlow) me fera conclure cette critique d'un roman souvent brillant mais bien superficiel par deux remarques. Dans la petite fiche que l'éditeur glisse dans le volume à l'intention des critiques désireux d'en faire un papier sans le lire (non, ne suivez pas mon regard !) et que les lecteurs « payants » ne connaissent pas, on peut lire en exergue que Au bout du labyrinthe « n'est sans doute pas un roman de SF... si l'on s'en tient à la définition classique et restrictive du genre ». Je rassure immédiatement l'auteur de ce prudent mode d'emploi : si, c'en est. Pas de la très bonne, certes, mais c'en est ! Deuxième cuistrerie : au dos de l'ouvrage, on nous parle de « mondes apparemment banaux ». Ce singulier pluriel a toujours le don de me hérisser. Je signale donc gratuitement à l'auteur de ce texte (c'est peut-être le même ?) qu'il fait là un contresens anachronique, « banaux » étant utilisés pour certains impôts médiévaux en nature (des moulins banaux, par exemple). Restons banals, et tout ira bien.
Banal, en tout cas, Dick l'est, et à en pleurer, dans Message de Frolix 8. Il nous y trace le tableau d'une société planétaire totalitaire du XXII° siècle, où deux classes de Mutants, les Exceptionnels et les Nouveaux, très minoritaires par rapport au reste de la population, ont pris le pouvoir pour instaurer sur la planète un régime policier. À ce schéma (schéma-type encore une fois), s'ajoute un explorateur stellaire, Provoni, qui revient de l'espace en compagnie d'un représentant d'une race surévoluée du cosmos, sorte de monstre impalpable et indestructible qui se nourrit d'énergie, et qui rétablira l'ordre en détruisant le cerveau des Mutants.
On croit rêver ?... Vous ne rêvez pas !
Dick nous avait déjà dépeint des sociétés où le pouvoir est aux mains d'une poignée — ou d'une petite minorité — d'hommes : Loterie solaire, son premier roman (1955) était une très habile variation sur ce thème, qui a d'ailleurs très justement été répertorié comme constante dickienne par John Brunner dans sa préface à En attendant l'année dernière et À rebrousse-temps (au C.L.A.), et par Gérard Klein dans sa magistrale et définitive étude (voir Fiction n° 182). Ici, malheureusement, tout se passe comme si Dick, et bien plus visiblement que pour Au bout du labyrinthe, n'avait fait que reprendre de manière systématique et rien moins qu'inspirée des schèmes jadis infiniment mieux utilisés par lui. À aucun moment sa société n'est crédible, ni les marionnettes qui s'y agitent. Les Mutants, particulièrement, ont bien du mal à nous rendre tangibles leurs pouvoirs : certains des Exceptionnels sont télépathes, mais les Nouveaux (qui sont présentés comme étant un genre évolutif par rapport aux Exceptionnels) ne semble être capables que de jongler avec des mathématiques supérieures abstraites. De toute façon, ils se conduisent tous comme des idiots, battant ici à plate couture les plus tarés des surhommes van vogtiens.
Toutes les péripéties dynamiques du récit (la traditionnelle prise de conscience d'un « Ordinaire », touché par l'amour d'une jeune résistante) sont téléphonées, d'une affligeante banalité et d'un manque de logique flagrant : le héros, Nick Alleton, ne cesse pour un oui pour un non d'être confronté à Gram, le maître de la planète (un Exceptionnel présenté comme un vieux tyran paillard tel qu'on pourrait penser qu'on n'en faisait plus depuis trente ans), alors que leurs positions respectives dans la hiérarchie sont telles que leurs routes ne devraient jamais se croiser ; les policiers si terribles se font toujours berner ; on entre comme dans un moulin dans le superbuilding superdéfendu de Gram, d'où parvient même à s'échapper, comme par enchantement, la jeune et frêle héroïne qui s'est débarrassée des quatre policiers militaires qui l'escortaient d'un bon coup de genou dans les parties !...
Tout est à ce niveau. En fait, le monde créé par Dick est si ténu, si creux, si mal structuré, qu'un coup de vent suffirait à le renverser. Lisant Message de Frolix 8, on pense à certains des plus ratés des van Vogt à tendance sociologique, comme La cité du grand juge ou La maison éternelle.
Bien sûr, il y a quelques astuces de texte : les officiers sont appelés occifiers (pourquoi pas ?), et les membres de la P.I.S. (police des Mutants), les pisseurs. Mais n'ayant pas le texte original en mains, je ne connais pas la part qu'a prise le traducteur dans ces gamineries, qui sont de peu d'importance.
L'important, en négatif, c'est que l'impression qu'on retire de cette lecture est la suivante : Message de Frolix 8 semble avoir été écrit par un auteur débutant du niveau moyen du Fleuve Noir qui, ayant lu 1984 et À la poursuite des Slans1, s'est livré au fil de la plume à un démarquage malhabile de ces deux romans, intégrés au petit bonheur la chance. Et, pour bien faire, on ajoute le fameux « blob », le monstre sans forme mais tout-puissant qui, d'un coup de rayon psi magique, aide à terminer en quelques pages bâclées un ouvrage languissant et aussi mal fini que parti.
L'intervention d'un voyageur de l'espace ramenant dans ses soutes vérité et solution a également été utilisée plusieurs fois par Dick (Loterie solaire, Le dieu venu du Centaure). Accessoirement, cela en dit long sur le pessimisme profond (ou la lucidité amère ?) de ce libéral, qui préfère imaginer la liberté tombant divinement du ciel (et il y a là encore l'empreinte de ce mysticisme que j'évoquais plus haut), plutôt que d'en confier la reconquête au peuple... Mais, encore une fois, on ne peut créditer un ouvrage aussi décevant de l'apport de tendances réduites ici à un fil.
Jusqu'au bout, je l'avoue, j'ai cru qu'il y avait un truc : comme pour Au bout du labyrinthe, le monde de Message de Frolix 8 allait s'ouvrir, nous dévoiler ses rouages — tout pouvant se passer, qui sait, dans la cervelle d'un mauvais auteur de SF. Mais non : de la première à la dernière ligne, tout reste à un dérisoire premier degré.
Dès lors, plusieurs hypothèses sont possibles : Dick s'est-il délibérément fichu de la figure de ses lecteurs et laudateurs, en pondant, sûr du succès, un roman aussi terne et aussi usé que possible, à seule fin de faire joujou avec archétypes et stéréotypes ? Etait-il déjà bien fatigué en l'écrivant, et sans aucune illusion, mais voulant seulement se faire quelques dollars de plus pour pouvoir vivre quelques mois ? (Et alors, comme je le comprendrais !) Ou était-il vraiment dans les vapes, au point de ne plus savoir ce qui se dévidait de sa plume ?
Quant à l'introduction de ce livre dans la belle et pas trop chère collection « Anti-mondes » des Editions Opta, qui veut nous présenter la fine fleur de la nouvelle science-fiction (et n'a point failli à ce projet avec L'île des morts, La tour de verre et surtout Méchasme, cela confine, soit à l'aveuglette (mais la « politique des auteurs » a vu pire), soit à l'escroquerie (mais il faut bien sortir un auteur commercial de temps en temps, coco !).
Je m'aventure ici à mordre le sein qui me nourrir (en partie). Mais, comme l'écrivait récemment Bertrand, il faut profiter de la liberté d'expression, tant qu'on en a encore... J'en ai profité : exit Philip K. Dick, mais... à bientôt, j'espère, et en meilleure forme.
Jean-Pierre ANDREVON
(1) : Ces références constantes à van Vogt ne sont ni le fait du hasard, ni celui de la paresse : il y a d'indéniables points communs entre les deux auteurs, ce qui n'a pas échappé à Versins (voir son Encyclopédie) et mériterait une étude comparative qu'un jour, peut-être...[retour au texte]
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