— Cet homme est le docteur Eric Sweetscent, dit Virgil. Notre meilleur spécialiste des transplants. Je ne vous apprends rien : vous connaissez les dossiers du G.Q.G. En l'espace de dix ans, il m'a greffé vingt-cinq — ou vingt-six ? — organes artificiels. Mails il me coûte cher. Tous les mois, il touche un paquet gros comme ça. Quoique celui que touche sa femme aimante soit encore plus gros !
Il tourna vers Eric son long visage décharné en lui souriant paternellement.
— J'attends le jour où je lui grefferai un nouveau cerveau, dit Eric à Molinari. (Il était le premier surpris par la hargne que trahissait sa voix. Peut-être était-ce l'évocation de Kathy qui l'avait irrité.) J'en ai plusieurs qui sont prêts. Dont un qui est vraiment fiascard.
— Fiascard, répéta Molinari. Je ne suis plus au courant de l'argot dernier cri. C'est que je suis tellement surchargé! Trop de documents officiels à préparer, trop de palabres à discuter d'effectifs. C'est une guerre réellement fiascarde, n'est-ce pas, docteur ?
Il fixait sur Eric deux grands yeux noirs ; son regard hanté et douloureux avait une intensité anormale et inhumaine. L'autorité, l'astuce, la puissance qui habitaient ce regard dépassaient tout ce que l'on pouvait trouver à cet égard chez l'individu ordinaire. Chez Molinari, le lien fondamental rattachant l'esprit à la réalité extérieure, c'est-à-dire le sens de la vue, était tellement développé que l'on pressentait que rien n'échappait à Molinari de ce qui, d'aventure, pouvait croiser sa route. Mais, en dehors de tout cela, cette immense capacité visuelle révélait la défiance. La conscience d'une menace imminente.
C'était grâce à cette faculté que Molinari demeurait en vie.
Eric comprit soudain une chose qui ne lui était jamais venue à l'esprit au cours de ces atroces années de guerre.
Molinari aurait été leur chef n'importe quand, à n'importe quelle étape du développement de la société humaine. Et... n'importe où.
— Toute guerre est éprouvante pour ceux qui y sont entraînés, monsieur le secrétaire, dit-il avec le maximum de prudence et de tact. (Il réfléchit un instant avant d'ajouter :) C'est le risque qu'un peuple, qu'une planète prennent lorsqu'ils s'engagent volontairement dans un impitoyable combat qui oppose depuis longtemps deux autres peuples.
Il se tut. Molinari l'observait sans mot dire.
— Et les Lilistariens appartiennent à la même souche que nous, enchaîna Eric. Génétiquement parlant, nous leurs sommes apparentés, n'est-ce pas ?
A nouveau, ce fut le silence, un vide muet que nul ne se souciait de remplir.
[fin du ch. 3, p. 1050 de l'édition Omnibus]