Philip K. Dick, simulacre et réalité

entretien réalisé par Patrice Duvic

      (Voir la liste des autres articles, chroniques et critiques republiés sur le site.)
      Interview réalisée à Fullerton en septembre 1972 et publié dans le no 75 du MAGAZINE LITTÉRAIRE, paru en avril 1973. D'autres extraits de la même interview ont paru en 1986 dans Science-Fiction no 7-8.


     Quatre romans publiés en quatre mois chez quatre éditeurs : sans se concerter les éditions Opta (Message de Frolix 8), Robert Laffont (Au bout du labyrinthe), Calmann-Lévy (Simulacres) et Albin-Michel (Les clans de la lune alphane) ont braqué les projecteurs sur Philip K. Dick, qui se trouve aujourd'hui être l'auteur américain de science-fiction le plus traduit en langue française. Ce n'est que justice. Au moment où se multiplient les collections consacrées au genre, et où les plus anciennes accélèrent leur rythme de parution, il est logique que les éditeurs tiennent à inscrire Dick à leur catalogue.

     Pourtant, bien que ses premières oeuvres aient été publiées aux Etats-Unis dès 1951, et bien que, sa nouvelle Le père truqué soit très vite devenue un classique, il s'est écoulé pratiquement dix ans entre la publication en France des Mondes divergents et celle de Loterie solaire, le premier roman qu'il ait écrit.

     Dès lors, le processus est enclenché. Les uns après les autres ses romans les plus importants sont traduits. Coïncidence : c'est en mai 68 que Loterie solaire sera mis en vente dans les kiosques, or Dick est peut-être l'auteur de science-fiction dont l'oeuvre montre le plus clairement des préoccupations politiques. Mais si ses premières oeuvres sont très évidemment des paraboles qui présentent dans un futur cadre des situations évoquant avec force des événements ou des mécanismes présents (ainsi Le père truqué était une dénonciation du maccarthysme), progressivement ses romans comme ses nouvelles deviennent moyens d'investigation de la réalité.

     De constat résultant d'une analyse de tendances existantes, son oeuvre devient film d'une pensée en train de se construire. L'important pour Dick n'est plus la ressemblance du monde imaginaire décrit dans le roman avec le monde réel, mais la manière dont la compréhension de ce monde imaginaire aide à la compréhension du monde réel, prépare le lecteur à affronter la réalité.

     Apparences trompeuses, trucages, simulacres, folie sont les éléments principaux d'un univers qui n'est pas sans rappeler celui du rêve. Eléments que l'on retrouve dans les quatre romans qui viennent de paraître.

     Après une interruption de deux ans, et depuis qu'a été réalisé en septembre dernier l'interview qui suit, Philip Dick s'est remis à écrire. Il vient de mettre la dernière main à Flow my tears, the policeman said roman qu'il avait commencé en 70, et travaille à deux autres livres, un recueil de nouvelles et un roman sur la drogue.

Patrice Duvic



     La paranoïa est un mot-clef dans votre oeuvre...

     La paranoïa est un système global, un super-système. C'est un effort exagéré pour comprendre le sens de choses qui n'en ont pas. En d'autres termes il y a beaucoup de choses dans l'univers qui n'ont apparemment aucune finalité. En fait l'univers dans son ensemble peut n'avoir aucun sens, aucune gestalt.

     La raison pour laquelle nous voulons donner une cohérence à la réalité qui nous entoure est fonctionnelle. Nous voyons une cohérence et des gestalts, et cela nous permet de prévoir. Autrement dit il faut que nous soyons capables de reconnaître notre femme, nos enfants, nos amis, nos ennemis, la police, le facteur. Lorsque nous regardons par la fenêtre, il faut que nous soyons capables de déterminer qu'il s'agit du même facteur qu'hier, même si ce n'est pas le même individu. C'est LE facteur. Ordre et régularité. Ce sont là les mots-clefs. Nous voyons quelque chose se répéter et nous en déduisons des schémas. Et la seule raison que nous ayons pour faire cela, est de nous permettre de fonctionner dans notre vie de chaque jour.

     Ce n'est pas d'avoir une certitude absolue sur l'univers entier. Je ne pense pas que nous ayons besoin de savoir beaucoup de choses. Le besoin de tout savoir est un besoin mal dirigé.


     Pour vous, la question centrale est donc celle du contenu de la réalité.

     J'ai écrit des romans pour poser la question : qu'est-ce qui est réel ? Et j'ai proposé un grand nombre de réponses. Mais il ne s'agissait pas vraiment de réponses, c'était plutôt des tentatives d'investigation de la nature, de la réalité.

     Et finalement un type m'a écrit pour me dire :
     « Bon, vous avez posé cette question livre après livre, maintenant écrivez un livre et dites ce qui est réel, répondez à la question. » Dites : «  les choses suivantes sont réelles... »
     Et je me suis dit : «  oui, c'est vraiment quelque chose que je devrais faire. Au fond ça devient vraiment monotone de continuer à poser cette question. Il faut que je révèle au monde ce qui est réel Après tout j'ai passé vingt ans sur le problème, maintenant je devrais vraiment connaître la réponse.

     J'ai commencé par me poser le problème en ces termes : qu'est-ce qui est réel ? Et finalement j'ai changé la question : je me suis demandé : qui est réel ?

     Et j'ai regardé autour de moi, pour voir quelles étaient les parties de mon univers qui me frappaient comme étant réelles, et par réelles je veux dire convaincantes... Non je ne savais pas exactement ce que je voulais dire. C'est simplement qu'il y a certaines personnes qui me frappent comme étant réelles, tandis que d'autres me paraissent manquer de réalité II y a des gens qui sont très irréels.

     Dans mon speech de Vancouver j'ai discuté de la différence entre l'être humain véritable et la machine à réflexes. J'y ai employé l'expression « une personne aux yeux de lézard ». On regarde ces gens et ils ne sont pas réels, leurs yeux sont morts, leur regard est vide.

     Marx a très bien exprimé cela en parlant de la bourgeoisie. Il disait : « vous êtes la bourgeoisie. Ce n'est pas un coeur qui bat dans votre poitrine, mais une horloge ».

     La première fois que j'ai lu cela dans Marx, cela m'a vraiment indigné parce que je pensais qu'il réifiait des êtres humains : vous êtes membre d'une classe qui est mon ennemie et par conséquent je ne vous traiterais pas comme un être humain, un peu comme les nazis ne considéraient pas les juifs comme des êtres humains.

     Mais je ne crois pas que c'est ce que Marx voulait dire. Je pensais alors que l'on ne doit jamais réifier les gens. Et c'est la première chose que l'on fait quand on polémique : on réifie ses adversaires. Volontairement.

     D'accord, c'est une question morale : on doit toujours traiter les gens comme des êtres humains.

     Mais il y a aussi une question épistémologique : est-ce que tout le monde est véritablement humain ?

     Il y a des gens qui n'ont pas été réifiés ni par vous ni par moi. Mais qui se sont réifiés eux-mêmes, ou qui ont été réifiés par quelque chose d'autre, la drogue une idéologie, une insuffisance hormonale au niveau du cerveau. Quoi qu'il en soit ils sont devenus des objets, et nous ne pouvons pas les rendre humains, simplement en les considérant comme tels : pas plus qu'en regardant une poupée et en lui parlant, on ne peut la transformer en une créature vivante.

     Maintenant, si les gens que nous rencontrons, si l'être humain est la réalité, si la réalité fondamentale c'est « les autres », il nous faut constater qu'ils sont contradictoires. N'importe qui présente des comportements contradictoires.

     Et les gens présentent beaucoup plus de contradictions que n'importe quelle autre partie de l'univers. Le phénomène qui consiste à rencontrer soudainement quelque chose d'inattendu, quelque chose qui heurte votre vision de la réalité, a beaucoup plus de chances de se produire dans vos relations avec quelqu'un d'autre que dans vos relations avec une lampe.

     Quelque chose d'entièrement nouveau, quelque chose qui naît du néant. Au moyen âge on croyait à la génération spontanée et il y a un type qui est venu et qui a dit : « non ! il y a toujours des relations de cause à effet, tout a une cause... ». Et parfois j'ai l'impression que cela n'est pas vrai. Je pourrais jurer qu'il y a des choses qui naissent de rien, du moins en terme de comportement humain. Si le monde était complètement déterministe on ne pourrait pas le savoir, parce que l'on n'aurait aucun droit de repère. Mais j'ai l'impression suivante, et de plus en plus lorsque je considère le problème de la réalité des gens : les gens font des choses qu'il leur est impossible de faire. Comme par exemple quelqu'un dans un état totalitaire, quelqu'un qui a été démoli, réduit à l'état de machine à réflexes, dont l'esprit est prisonnier, sous contrôle. Comme les androïdes dont je parlais dans mon speech de Vancouver. Et c'est ce qui m'obsédait quand j'ai parlé à Vancouver. Je pensais que cela était irréversible, comme une lésion cérébrale. Qu'une fois que quelqu'un avait été arraché de cet état humain de liberté et d'initiative pour être réduit de la sorte, c'était cuit. Mais maintenant je ne pense plus que cela soit vrai. Depuis, mon expérience s'est élargie. J'ai vu des gens qui avaient été réduits en purée, qui auraient dû n'être plus que des robots, que des machines qui font ce qu'on leur dit de faire. Et tout à coup il y avait une étincelle, un moment de liberté et d'initiative. Et rien dans leur vie passée ne pouvait expliquer ce moment.

     C'est un peu comme quelqu'un que l'on suppose totalement aveugle et qui voit pendant quelques instants : son nerf optique n'a pas été coupé. D'accord ? Et c'est quelque chose de terriblement important : c'est à nouveau la donnée qui ne peut pas s'intégrer à la théorie.

     Si l'on prend quelqu'un et qu'on lui ôte certaines parties de cortex cérébral, il est décervelé : il va et vient tout en faisant ce qu'il est censé faire. Et un beau jour quand il pense que personne ne le regarde, il prend un appareil photo, photographie ses adversaires, met le film dans une enveloppe, écrit une adresse étrange, et va mettre le tout dans une boîte aux lettres.

     A ce moment là on commence à se poser des questions. C'est un exemple hypothétique.

     Mais j'ai vu des gens qui avaient été littéralement décervelés se dresser et faire les choses les plus nobles. Même si cela ne durait qu'une seconde. Pas besoin d'agir pour l'éternité. Le Christ lui-même n'est pas resté sur la croix éternellement.

     C'est la chose la plus extraordinaire que j'ai jamais vue. Les êtres humains sont contradictoires et imprévisibles.


     Pour vous donc l'être humain est contradictoire et l'androïde, le robot ne l'est pas.

     C'est la base même de ma conception de l'androïde : il est sûr et prévisible. On sait ce qu'il va faire. C'est comme une horloge : on sait quand elle va sonner. Dans mon speech de Vancouver, j'ai dit que la caractéristique fondamentale de l'être humain tel que je le conçois est l'aptitude à faire une exception à n'importe quelle règle. L'androïde répète continuellement la même action dans ces situations où cette action est inappropriée. C'est une sorte de mouvement mécanique : « Oh bonjour ! comment ça va ? ». C'est l'exécution mécanique d'un rituel. C'est comme s'ils disaient : « Nous sommes les hommes creux, nous sommes empaillés ». Et l'on a l'impression que même s'il peut faire toutes sortes de choses, il ne possède pas la vie. C'est ce que l'on dit du schizophrène : il ne fait qu'imiter. II observe les gens, les voit dire « Oh bonjour ! comment ça va ? » et il les imite. Il n'a jamais vraiment compris pourquoi les gens se disent bonjour le matin, mais il les a vus faire et il le fait aussi. Et cela ne sera révélé que quand surviendra une crise, parce que, quoi qu'il puisse se produire, il continuera à accomplir le rituel.
     « Bonjour ! comment ça va ? »
     La maison est en train de flamber et vous dites : « Ce n'est pas le moment, attrape plutôt un extincteur ! » Et il répond : « J'espère que tu as bien dormi ».
     Et tout à coup vous réalisez que vous êtes en train de parler à un androïde.

     Ou alors vous êtes mort et il dit : « J'espère que tu as bien dormi... Tu veux une tasse de café ? ».

     Vous êtes mort et il vous propose du café. C'est vraiment cauchemardesque. On a écrit des histoires d'épouvante sur ce thème, comme Psychose de Robert Bloch.

     Je crois que c'est l'essence même de la folie.

     Comme si je tuais ma petite amie et que je l'empaille pour pouvoir lui parler sans qu'elle me crée de problèmes.

     Par exemple je dis : « Bonjour ! tu veux du café ? » et elle me répond : « Tu es vraiment moche ce matin ; encore pire que d'habitude ! ». Mais cela vaut quand même mieux que si elle était empaillée, et que je lui dise : « Bonjour, tu as bien dormi ? » et qu'elle ne puisse pas me répondre et que je trouve cela bien plus pratique.

     Il ne faut pas être gentil à tout prix.

     Aujourd'hui le grand problème psychologique n'est pas la répression de la sexualité, c'est la répression de l'agressivité. Nous sommes forcés de réprimer tellement d'agressivité, parce que nous sommes si nombreux et parce que nous sommes constamment en contact si étroit, que pour fonctionner harmonieusement, il nous faut réprimer notre agressivité.


     Mais cette agressivité ne pourrait-elle pas être dirigée contre le système ?

     On vous dit : « II ne faut pas changer la société, il faut vous changer vous-même ». Et je ne sais pas ce qu'il faut changer. D'abord soi-même ? Faut-il se changer soi-même pour pouvoir changer le monde ? Je pense qu'il faut faire les deux. Changer les choses intérieures et les choses extérieures, les deux.

     Les gens devraient faire ce qu'ils ont envie de faire, jusqu'à ce qu'on leur donne une raison vraiment bonne de ne pas le faire.

     Ma mère m'a dit une fois : « Phil tu es mauvais, tu es pourri, tu ne devrais pas être ce que tu es ». Tout ce que je pensais était automatiquement mal.

     Le mot clef dans tout cela, c'est « initiative ». L'esprit de la ruche, comme l'appelle Norman Spinrad, décourage l'initiative, on fait ce que l'on vous dit de faire, on n'apporte rien de nouveau. N'importe quelle famille peut être une ruche où l'initiative est écrasée, où l'on fait quelque chose parce que si on le fait pas on est puni. On peut aussi être récompensé, on peut vous donner des privilèges, mais l'initiative, ce qui est spontané n'est pas autorisé.

     Les autorités veulent toujours que vous soyez gentil. L'homme modèle est gentil et courtois.

     L'essence de l'humanité se trouve parfois dans l'expression de la méfiance. Je pense que certaines émotions vous rendent réellement humain.

     Je pense que dans un sens un être humain est défini bien plus par ses émotions que par ses pensées. Je crois que les insectes ont des pensées plus qu'ils n'ont de sentiments. On a habituellement tendance à considérer qu'ils pensent moins que nous, mais je crois qu'en fait ils ressentent moins que nous. Je pense qu'il y a certains sentiments qui sont très très beaux, et il peut s'agir de mauvais sentiments.

     Maintenant, venons-en à un autre point l'aptitude à maîtriser des difficultés. Les difficultés dont je parle concernent souvent les relations entre individus. Il ne s'agit pas tellement de pneus qui éclatent sur l'autoroute.

     C'est une caractéristique de la schizoïdie que d'être capable d'affronter des crises mécaniques, mais pas des crises comportant un élément humain Changer un pneu, d'accord. Mais pas affronter une situation où quelqu'un devient dingue. Ils ne peuvent pas ; ils s'éclipsent parce que ce genre de problème ne leur permet pas d'avoir recours à une formule toute faite.

     Fuir les ennuis, c'est fuir la vie.

     Vous pouvez observer les gens. II y en a que les ennuis font fuir et il y en a au contraire que les ennuis attirent, non pas parce qu'ils sont masochistes, mais parce que les difficultés leur apparaissent comme un défi, comme quelque chose qu'il leur faut affronter.

     Parfois il y a une confusion entre émotion et sentiment. Une humeur et une émotion sont des choses différentes. Etre déprimé n'est pas une émotion. Se sentir malade non plus, c'est un état affectif. Une émotion est toujours quelque chose de fort. Une « faible émotion » n'existe pas. Même la peur en tant qu'émotion est quelque chose de fort parce qu'elle vous pousse à une activité intense. En fait une émotion pousse quelqu'un à agir, alors qu'un état affectif, comme « se sentir mal », n'est pas une émotion, c'est une absence d'émotion.


     Et « se sentir bien »

     Franchement ça ne m'intéresse pas, c'est comme l'euphorie. Je ne prends plaisir à aucun état de ce genre. Pour moi les émotions poussent à l'action, se sentir bien pousse à l'euphorie et à la rêverie. C'est peut-être très bien pour certaines personnes...

     Une émotion me pousse à poursuivre quelque chose d'extérieur, ou plutôt me pousse à accomplir quelque chose dans le monde extérieur.

     J'ai un ami qui est resté assis pendant cinq jours et qui a finalement déclaré qu'il était complètement transformé. II avait compris tout ce qu'il y avait à comprendre et par conséquent il était devenu un autre homme.

     Et je lui ai demandé : « Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? »
     II m'a répondu : « Je vais rester assis, parce que je me sens vraiment tellement bien ».
     — Tu es resté assis ici pendant cinq jours. Tu as tout compris. Tu te sens merveilleusement bien. Et tu ne vas rien taire. Tu vas rester assis ici pour le restant de tes jours...
     — Oui.
     Et je lui ai dit : «  C'est quelque chose que je ne peux absolument pas comprendre ».

     Je ne peux pas comprendre qu'un changement intérieur ne se manifeste pas dans le monde extérieur.

     En ce sens je ne suis pas oriental pour un sou.



     Propos recueillis par Patrice Duvic

     Septembre 1972


© Patrice DUVIC, publié avec son aimable autorisation.



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