La critique se nourrit, dans son entreprise d'appréhension des structures littéraires, d'une foule de systèmes dont les plus courants sont comparatifs (ou référentiels) et souvent artificiellement (car gratuitement) hiérarchisés. L'oeuvre étudiée n'existe le plus souvent pas en elle-même, mais par rapport à d'autres oeuvres, d'autres textes, d'autres courants, par rapport à tout ce qui n'est pas elle. Un texte sera décrété bon ou mauvais selon sa position dans une hiérarchie de valeurs qui lui est extérieure, selon des éléments comparatifs générés par un (ou des) classement(s) d'autres textes (exemple : le thématisme). Le référentiel sera souvent dit « classique » — et même lorsqu'une oeuvre sera reconnue « originale », ce sera en référence à autre chose : ce dont elle diffère. Le livre le plus novateur est inscrit au coeur même du « classicisme », car il ne peut être novateur que par rapport à ce classicisme. Ou plus exactement encore : la critique qui ne discourt d'un livre qu'à coups de comparaisons immerge celui-ci dans le classicisme de référence alors même qu'elle tente de l'en distinguer.
Pourquoi ce long discours ? Parfois, l'oeuvre globale d'un seul écrivain est tellement forte qu'elle en constitue son propre système. Ainsi peut-on écrire de Mensonges et Cie qu'il s'agit d'un Dick mineur, par rapport à l'oeuvre abondante de l'auteur et aux chefs-d'ouvre qu'elle recèle. Mais tout ceci est-il fondé ? Une telle approche univoque d'une oeuvre n'en retient que les signes les plus évidents et la rend tellement cohérente à force de simplification qu'elle en devient facilement parodiable (relire Le dieu venu du néant « de Philip K. Duck, détruit de l'américain par Bruno Lecigne » , in Fiction n° 296). Il n'est pas certain que ce soit un service à rendre ni à l'écrivain ni au lecteur. (Je précise à l'usage de tous que j'aime beaucoup la parodie, genre ludique et défoulant à souhait.)
On croit aujourd'hui bien connaître Philip K. Dick. Tout ou presque a été dit sur lui et le systématisme de ses constructions esthétiques : « la structure de l'histoire est presque toujours semblable : (...) une catastrophe survient à la fin du premier tiers et à partir de là la situation ne fait que se dégrader jusqu'à une fin évasive » (Marcel Thaon, in préface à Simulacres). Les labyrinthes du mental comme de l'univers, l'aliénation de l'individu, le simulacre et l'illusoire, la négation d'une vision « objective » du monde : tout Dick tient là. Marcel Thaon a pu construire le Livre d'Or qu'il lui consacra en quatre volets : « Après la catastrophe », « L'Univers piège », « Les voies de la psychose », « Fragments en devenir ». Tout semble net : l'univers de Dick semble d'autant plus limité que son esthétique de mise en question du réel permet de variations, infinies. Et le système est clos.
Tous ces motifs sont présents dans Mensonges et Cie, au point que l'on dira très certainement que ce roman peut faire figure de catalogue. Rachmael ben Applebaum, transporteur interstellaire ruiné par l'invention du transport instantané, se bat contre l'ONU et le Trust Hoffman et Successeurs, qui contrôle le Téléport : avec l'aide de l'ARNAC (agence Pinkerton interplanétaire), il cherche à rallier la colonie de Whale's Mouth sans passer par le Téléport, méfiant envers ces voyages à sens unique et ce paradis dont les seuls messages sont des signaux électroniques. La réalité s'avérera truquée à plus d'un titre, le téléport projetant certains voyageurs au sein de « paramondes », qui menacent d'envahir notre univers. Quant à Whale's Mouth, le paradis n'est qu'un gigantesque camp de concentration où le THS monte une armée destinée à prendre le contrôle de la Terre — à moins qu'il ne s'agisse d'un paramonde supplémentaire...
Le système comparatif ne peut manquer de poser la question de l'originalité du récit, voire de tenter d'analyser une autoparodie supposée de l'auteur. On doit tout d'abord replacer le texte dans son contexte : celui d'un itinéraire éditorial exemplaire quant à la normalisation en SF américaine. En effet, publié en 1966 par Ace Books, The unteleported men fut amputé d'un tiers, et sa reconstitution en tant que roman complet par Dick fut établie juste avant sa mort (il subsiste d'ailleurs des pages perdues — et publier du Dick contenant des lacunes confine au sadisme), La bibliographie établie par Marcel Thaon, toujours lui, date le texte de base (dans Fantastic Stories) de 1964 : c'est l'année de The three stigmata of Palmer Eldritch, de The simulacra, de The penultimate truth et de Clans of the Alphane Moon. C'est l'époque de l'angoisse et de la drogue (le LSD est une arme dans Mensonges et Cie), mais également de nombre d'ouvrages essentiels à la compréhension de Dick. Si ce livre est mineur, il ne l'est que comme porteur des mêmes signes que d'autres ouvrages de cette période — et il ne nous paraît tel, sans doute, que par son apparition après tant d'années, rajeuni et complet. Ce qui est certain, par contre, c'est sa situation dans une période précise de la production dickienne, situation qui eût pu être déterminée sans l'aide d'aucune date — toujours grâce aux signes portés par le texte, ceux-là mêmes qui deviennent thématiques dans le système comparatif.
Pourtant, si on analyse cet ouvrage avec un peu plus de profondeur, on découvre des choses intéressantes, au-delà des apparences (on est bien chez Dick). Ainsi des rapports conflictuels que paraissait entretenir l'écrivain avec tout ce qui est allemand, rapports portés à l'extrême ici, où ce peuple, ses dirigeants, ses trusts, sont porteurs de tout le mal et figurent l'ennemi. Un critique d'obédience psychologique chercherait aussitôt les sources de cette attitude dans la biographie de Dick. Et le lecteur attentif doit se souvenir du Maître du Haut-Château. Quant à la structure même du livre, si le récit semble s'enliser dans les paramondes puis redémarrer très vite, trop vite, vers une rapide fin ouverte, cela reflète en fait les variations de perception des personnages et surtout du principal d'entre eux : Rachmael ben Applebaum. Elle n'est donc pas gratuite et certainement pas signe d'un livre trop peu construit : l'amplification soudaine de la hachure du récit peut se lire comme signe du dérèglement définitif des perceptions, et la fin ouverte, comme une illusion supplémentaire — les univers imbriqués ne pouvant avoir de fin. La lecture, qui est toujours ré-création de l'oeuvre ne l'oublions pas, doit suivre le cheminement des consciences perturbées, et devient elle-même expérience.
Le symbole le plus évident du statut du récit dans Mensonges et Cie me semble être l'importance accordée aux jeux de langage : les « chosités » (jeux de mots à la Vian) qui imprègnent la seconde partie, les déboires du simulacre de Théodoric Ferry avec la sémantique terrienne (pp. 189-190), et surtout le motif du livre dans le livre, qui dévoile aux personnages leurs propres actes déjà figés, déjà reproduits et mis en scène — qui les installe en fait dans leur statut de personnages de fiction. Un texte qui se retourne sur lui-même. Gérard Klein a raison de voir dans Mensonges et Cie le matériau brut de l'écrivain : un récit, jeu de langage lui-même, qui s'appuie et se fonde sur lui-même au travers d'autres jeux de langage — est un récit qui s'interroge et clame son statut de fiction-piège. Tout le contraire d'un livre mineur.
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Dernière modification le 02 octobre 2002 à 15h39.
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