INTRODUCTION
CONSTRUCTION
DÉMARRAGE DE L'INTRIGUE
THÉMATIQUE
EXPLOITATION DE LA THÉMATIQUE
DÉNOUEMENT
UN DERNIER MESSAGE
La première scène de cette histoire est typique de la mise en place du récit dickien dans les nouvelles des années 50.
[Notons à cette égard que c'est une des périodes les plus prolifiques au regard des nouvelles. C'est à cette époque que quelques éditeurs de SF passionnés découvrent le génie fulgurant de Dick, ses constructions bizarres et sa facilité littéraire sidérante (voir à ce propos la biographie de L.Sutin)]
Du point de vue de la méthode, on pourrait dire que l'introduction d'une nouvelle typique se construit chez Dick d'une succession de petites scénettes, qui ont des formes et des buts variables : c'est le cas ici. Trois ou quatre petites scènes, histoire de mettre en place une situation, un lieu, un personnage et la base d'une intrigue. Notons que dans les récits trés courts, cette technique est mise à profit, le plus souvent avec talent, en quelques paragraphes seulement.
Le récit débute ici sur une scène surréaliste telle que Dick sait les décrire, comme si elles étaient réelles. Le premier personnage que Dick nous donne à voir est un simple employé (élément traditionnel). Mais ce dernier vient rendre visite à un chien, avec qui il entame une conversation tout à fait sérieuse. (On saisit tout de suite dans la première scène la facilité de Dick à décrire une situation bizarre assumée comme parfaitement normale.)(On peut également relever une autre nouvelle de Dick, Reug, où il exploite un chien comme protagoniste principal).
D'autre part, cette 1ère conversation met en place les éléments structurels de l'intrigue. Il semble que le chien soit un employé (d'un quelconque pouvoir gouvernemental ou ...?) tenu de remplir des missions précises : intervenir dans le déroulement de la vie de certains habitants (par exemple aboyer et les réveiller plus tôt), pour leur faire éxécuter des taches programmées par le même pouvoir. En l'occurence, l'affaire est de réveiller un homme plus tôt que prévu pour le faire partir plus tôt au travail, et couvrir ainsi une mission de « rajustement » . (pose de la base de l'intrigue).
Dick introduit ensuite le véritable protagoniste de l'histoire (Ed Fletcher, un petit nom américain de tous les jours). Il est bien sûr l'objet de la manoeuvre qui se trame entre le chien et l'employé. Dick met en scène un gentil petit couple qui se lève et se prépare à partir bossser. Mais bien sûr, ironiquement, Fletcher est sûr, lui, d'avoir tout son temps.
À nouveau, basculement de scénette, et fin du premier « bloc narratif » de mise en place : évidement, le chien s'est réveillé trop tard, il a échoué, et cet échec va sans doute poser des problèmes dans la mission de rajustement.
Là aussi, par des basculements de protagonistes, Dick construit une intrigue en nous forçant à nous identifier au personnage principal, et à subir les distorsions de la réalité comme il les subit.
Comme on le sait déjà, le chien échoue, donc. Et Ed Flectcher ne voit pas débarquer chez lui un « Ami en Voiture » qui l'amène plus tôt au boulot, mais un « Représentant de la Compagnie des Assurances sur la Vie » , qui lui fait perdre une heure!!
Petite digression personnelle : il est plaisant de se dire que Phil a peut-être imaginé qu'il percevait les visiteurs commerciaux et autres représentants comme des envoyés d'un quelconque pouvoir, ayant pour but de perpétuer la distorsion de la réalité.
Dick nous entraine maintenant à la suite de Fletcher, que l'on va suivre tout au long du récit. Les développements qu'il fait afin de construire sommairement son personnage (nous sommes dans une nouvelle !), relèvent de son style littéraire de description (quelques pensées intimes qui donnent du volume au personnage).
Selon le procédé parfaitement dickien, le récit bascule, entrainant avec lui la réalité. Une brèche. Arrivant à son travail, Fletcher se fige : lorsqu'il monte sur le trottoir, le soleil disparait; Il n'y a plus rien. Ni bruit, ni soleil, ni voiture ni personne ni rien. Juste l'immeuble devant lui, et un vide absolu de présence humaine. Même la matière n'est plus rien et se désagrège sous ses doigts en poussière. Pénétrant dans l'immeuble, il aperçoit les gens, ses collègues, figés comme de la pierre, entièrement gris.
Une fois son basculement fait, Dick accepte l'idée comme si elle était réelle.
Remarque : Du point de vue théorique, on pourrait établir une petite disctinction. Dans certains récits, la réalité bascule autour du personnage par petits morceaux (une succession de signes qui aboutissent à l'imanquable question « qu'est-ce qui ne va pas ? » ), de manière insidieuse, et Dick utilise alors la notion de doute, et flirte avec celles de paranoïa et de schizophrénie (du point de vue littéraire s'entend). Dans d'autres, comme ici, le personnage et tout d'un coup confronté brutalement à une modification totale de la réalité.
Style : Dick nous décrit avec une délicieuse efficacité la montée d'angoisse du personnage, angoisse qui devient vite peur, puis terreur panique, pour culminer à la question « suis-je en train de devenir fou ? » .
Bien sûr, une fois que l'auteur nous a alléché avec un monde qui se révèle ne pas être ce qu'il parait être, il se doit de pousser plus loin le récit et nous donner à voir vraiment ce qui ne va pas. C'est ainsi que Fletcher rencontre des « hommes en blanc transportant du matériel » , qui constatent sa présence avec effarement. Puis il s'enfuit en courant, sort de l'immeuble, et traverse la rue. Aussitôt le trottoir quitté, réapparaissent bruits, soleil, vie et êtres humains. Il s'en sort « perdu de confusion et de terreur » .
Il est donc trés clair à ce stade que Flecther n'était pas censé se trouver là ni voir ce qu'il a vu : un autre niveau de réalité sous-jacente, sur lequel quelqu'un ou quelque chose exerce un contrôle.
Une fois les données exposées, tout se passe comme si Dick s'amusait à laisser le récit se développer, pour voir où il pourrait aller de lui-même. Il utilise cependant quelques « trucs » littéraires qui font partie de sa manière de faire.
On peut essayer de distinguer quelques unes de ses ficelles, en relevant quelques points, soit théoriques, soit relevant des différentes scènes.
THÉORIE
La structure du récit est bien étudiée, faisant alterner avec justesse
les scènes relevant de la réalité quotidienne (la vie normale de Fletcher)
et la réalité sous-jacente (celle qu'il a vu dans l'immeuble). Il y a donc
alternance de protagoniste (Fletcher, sa femme, l'employé, le Vieil Homme),
de lieu (l'immeuble, puis un lieu inconnu) et de but. Cette alternance
s'accompagne bien sûr d'une évolution de la psychologie du
personnage. Celui-ci subit ainsi un balancement entre les moments de doute
sur sa santé mentale et les moments d'horreur face à ce qu'il a subit.
SCÈNE DE L'EMPLOYÉ ET DU VIEIL
HOMME
Lorsque Dick nous entraine dans cette « autre réalité » , afin de
caractériser celle-ci, il utilise une catégorie particulière de type
descriptif, en une manière qui lui est tout à fait propre. Ainsi, plutôt que
décrire un lieu visuel, Dick construit un contexte qui fait appel à
des notions qui lui sont très classiques: hiérarchie (employé, chambre
administrative, degrés, ordre, Appelants, secteurs, districts, etc). Voir ici les termes vocabulaire
et société oppressante du glossaire.
L'employé entame alors une discussion avec un Vieil homme, visiblement
dépositaire des plus hautes charges de ce système fantôme. (Je reviendrai
plus tard sur cette figure du « vieil homme » .) On y apprend bien que suite à
une erreur, Ed Fletcher s'est trouvé au beau milieu d'une opération de
« rajustement » dans le secteur T137 alors que celui-ci était désénergisé, et
à de plus réussi à s'en échapper.La solution consiste désormais à « faire
venir ici le sujet » afin de l'empécher de nuire.
Nous sommes clairement en face de gens qui manipulent la réalité
quotidienne du personnage, et donc, pour le lecteur impliqué, notre
propre réalité.
SCÈNE ED FLETCHER ET SA FEMME
Fletcher expose à sa femme ce
qu'il a vu avec des mots tout à fait révélateurs de la pensée dickienne: «
J'ai vu le tissu de la réalité se déchirer sous mes yeux, et j'ai vu
....derrière. Dessous. J'ai vu ce qui est réellement là. »
On est bien là dans le thème on
ne peut plus classique de l'oeuvre de Dick
SCÈNE DU RETOUR À L'IMMEUBLE
Néanmoins, Fletcher, poussé par sa femme, retourne à
l'immeuble de son travail :
tout est normal, il se rassure peu à peu en se disant que tout est
passé. Mais c 'est alors qu'il se rend compte : les choses ont
changé. Les détails de son bureau ne sont plus les mêmes, ni quelques
tableaux, ni des détails infimes de ses collègues. Partout des changements,
modestes, subtils, mais évidents. Tout semble avoir été reprogrammé.
Cette scène exploite donc le but de la distorsion de la réalité :
celle-ci est entièrement dépendante de la volonté d'un pouvoir quelconque
(visiblement, le viel homme) qui peut la modifier, la rajuster à sa guise.
Dick exploite bien sûr la terreur de Fletcher lorsque celui-ci
comprend : il se rue dans la cabine téléphonique et tente d'appeller
la police, désespérément.
Pour cette phase du récit, Dick utilise encore une fois une scène de type plus surréaliste que réellement SF : la cabine de téléphone est arrachée du sol et élevé en l'air à travers la pseudo-matrice de l'immeuble, et Fletcher se retrouvent en face de l'Employé et du Vieil Homme, qui désire le voir seul à seul.
Fletcher se voit confirmer qu'il a vu ce qu'il n'aurait pas du voir, et qu'il était lui aussi destiné à être réajusté lors de l'opération. Il n'est plus coordoné avec la nouvelle configuration de réalité. Le Vieil homme lui explique alors que le processus naturel nécessite un coup de main, un rajustement par-ci par-là. Celà doit être fait, « pour votre bien à tous » .
Ainsi, le Vieil Homme justifie la nécessité de rajuster ce secteur : influer sur une vente capitale de terrain de forêts dans lequel ont été placés des vestiges archéologiques trés importants qui réuniront une communauté de scientifique et contribueront au renouveau de la science mondiale.
Remarque : Un tout petit rajustement dans un bureau de vente peut donc être capital dans la chaine évenementielle. Et Dick exploite ici en sous-main le thème de la causalité : tel événement a une influence sur tels autres qui en ont à leur tour sur d'autres. De même, on peut y voir un abord du thème du déterminisme : dans cette histoire, le cours de la réalité est déterminé, c'est-à-dire programmé précisément pour un but, ici par ce Vieil homme et son système administratif d'employés. En résumé, on peut dire que Dick parle ici non seulement de la distorsion de la réalité, mais cherche également des réponses aux mystères du fonctionnement de celle-ci (dans les notions de déterminisme et de causalité). Rappelons ici que des années plus tard, Dick parlera fréquement dans Siva et dans son Exégèse du « Programmateur » comme force organisatrice de l'existence.
Remarque : On peut noter que dans le roman La vérité avant-dernière Dick réutilisera cette idée d'objets archéologiques enterrés volontairement dans un but de machination (toute l'opération montée par Stanton Browse).
Remarque : Enfin, il faut un peu parler de cette figure du Vieil Homme, et reconnaitre le coté légèrement naïf dont fait ici preuve Dick. Il me semble que dans ce récit, Dick a concentré son attention sur le déchirement du voile de la réalité sous les yeux de Fletcher (ce qu'il vit), et le but de cette distorsion ( la chaîne évènementielle), sans trop s'attarder sur la description du pouvoir manipulateur (le Vieil Homme). Tout ce qu'on peut en dire, c'est que cette figure d'un « vieil homme » fait évidement penser à la figure du Dieu chrétien. Mais s'agit-il de Dieu ? Rien ne le laisse penser, d'autant que le pouvoir manipulateur est confronté à des problèmes adminstratifs. Au final, on peut dire que la figure du manipulatuer emprunte ici son double visage de la religion et du gouvernement, qui sont bien les plus grandes sources de manipulation.
Enfin, le Vieil homme laisse une chance à Fletcher, et accepte qu'il retourne à la réalité sans être rajusté à condition de ne rien dire à personne, y compris sa femme. Fletcher, bien sûr ne réussira pas à cacher qu'il a disparu tout l'après-midi, et ils recoivent bientôt, alors que Fletcher est à cours d'explications, la visite d'un réprésentant d'aspirateur...
Encore une fois, selon une technique qui lui est habituelle, Dick crée une boucle évenementielle qui clôt le récit : on termine précisement sur l'idée avec laquelle on avait commencé : quelqu'un joue un tour à la réalité.
La prochaine fois que vous recevrez un représentant de commerce, méfiez-vous.
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Dern. modif. 02 octobre 2002 à 15h45.
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