Nombreux sont les gens compétents
qui se sont penchés sur le cas de Philip K. Dick et qui ont analysé
brillamment aussi bien la vie que l'oeuvre. Je ne prétends pas faire
ici preuve d'exactitude, d'une part parce que je n'ai lu qu'une seule
biographie, celle d'Emmanuel Carrère, "Je suis vivant et vous êtes morts",
parue chez Points, je ne sais du reste pas si elle est exacte
mais je l'ai trouvée passionnante, j'ai eu du plaisir à la lire et la
relire, c'est ça qui compte pour moi. D'autre part parce qu'il m'importe
peu de faire des démonstrations magistrales et irréprochables. Le
présent article serait plutôt à considérer comme un témoignage
d'admiration et de profonde gratitude. L'unique raison que j'ai d'écrire
ceci, est l'immense admiration que j'ai pour Philip K. Dick en général,
et "Substance Mort" en
particulier. Passion que j'espère vous faire
partager, sans aucune arrière-pensée. Mes intentions sont très claires,
pas du tout ambiguës : témoigner de ce que ce roman m'a apporté, à
moi qui suis auteur — enfin, je me plais à le croire.
Ne cherchez donc pas la rigueur dans mon
propos, elle est incompatible avec le but que je me suis fixé :
parler de Dick non pas en tant qu'auteur, mais presque en tant qu'ami,
confident, tant il est vrai que certains de ses romans m'ont fait
l'impression bizarre, par leur puissance envoûtante, d'avoir été écrits
pour moi, comme si Dick avait voulu partager avec moi ses pensées les
plus intimes.
Philip K. Dick est connu pour s'être
commis dans ce genre souvent mal considéré par l'intelligentsia
littéraire, et qu'on appelle la Science-Fiction... Mais il a sa façon si
personnelle d'en écrire que quand on le lit, on perd complètement de vue
la question du genre, elle devient caduque et dénuée de la moindre once
d'intérêt. Enfin, moi c'est l'effet qu'il me fait. Non pas qu'il soit
doté d'un style magnifique, loin de là. Souvent, il emploie des tournures de
phrases à l'emporte-pièce et on dirait presque que ça l'ennuie. Non pas
qu'il fourmille tant que ça d'inventions géniales, parfois il s'amuse
visiblement mais de temps en temps, on a l'impression qu'il agite ses
simulacres comme un enfant lassé de ses jouets, comme un bon gros toutou qui
a appris à donner la patte et qui, le moment venu, la donne parce que c'est
ce qu'on attend de lui.
Non, à mon sens, là où Dick est
extraordinaire, c'est dans sa vérité, son authenticité. D'abord parce qu'il
nous livre son angoisse intacte, sans fards, avec une urgence proche de la
syncope, sur un mode hallucinatoire qui frise la démence. Ensuite, parce
qu'il est touchant, bouleversant, "plus humain que l'humain"...
Alors, certes, il y a des romans SF de Dick
dont je suis resté amoureux : essentiellement "Le maître du haut château",
"Blade Runner", "En attendant l'année
dernière" et l'incomparable "Ubik". Mais
j'aime aussi, dans sa veine "mainstream", un roman complètement inclassable
et très dérangeant, "Confessions d'un barjo", qu'il
faut absolument avoir lu, si on ne veut pas rater le meilleur de Dick. Et
puis, évidemment, LE roman noir de Dick, "Substance Mort", magnifique,
bouleversant, atrocement déchiré et douloureux, et en même temps d'une
drôlerie incroyable, à en pouffer tout seul, sans retenue. Un roman qui nous
fait passer du rire aux larmes avec une maestria époustouflante. Un roman
sur la déliquescence mentale, sur le chaos qu'est la vie, sur l'ironie du
sort, sur les mille et uns malentendus qui séparent les êtres, sur la
solitude accablante, avec parfois des joyaux d'amitié qui scintillent et
nous illuminent pendant des mois. On se prend d'affection pour certains
personnages, on souffre avec eux, on se préoccupe de leur devenir, on est
cruellement touché par leur absence lorsqu'on arrive à la fin du livre, à
tel point que pour pallier le manque, on l'ouvre à nouveau, au début, ou
n'importe où, cela n'a aucune importance. C'est un havre, il nous accueille
avec une tendresse particulière, douce-amère, pleine de nostalgie. Et par
moment, il nous entraîne dans la violence de la douleur, cette douleur
indicible qui obstrue notre gorge d'un goulot pesant, comme si on avait
tenté d'avaler une balle de tennis. La douleur de Jerry Fabin, debout sous
la douche, qui se frotte inlassablement, persuadé qu'il est infesté par des
aphides... Les affres de Charles Freck, qui voit ses amis sombrer dans la
paranoïa et la discorde. Le tourment de Bob Arctor, qui se morfond d'amour
pour Donna Hawthorne, à tel point qu'il n'ose pas le lui dire, et la seule
fois où il se lance, elle est tellement "partie" qu'elle ne réagit pas. Et
plus tard, elle lui prend la main, puis la laisse tomber brusquement, "Mais
ce contact, ce moment réel, laissa des traces en lui. Durant le reste
de son existence, au cours des longues années qu'il passerait sans elle,
sans savoir si elle était heureuse, ou vivante, ou morte, ce contact
resterait bouclé en lui, scellé en lui et ne le quitterait jamais. Cet
unique contact de sa main". Dick irradie un mélange d'amour et de
souffrance. Il écrit à la façon dont Coltrane joue du saxophone, d'une
ferveur quasi mystique. Mais qu'on ne s'y trompe pas : si Dick parle
magnifiquement d'amour, il ne fait pas dans la bluette. Certains paragraphes
débordent de sa colère. Dans mon troisième roman, "Trajectoires terminales"
Lançon, lors de son périple sur l'autoroute, recueille dans son camion une
marginale à laquelle il dit : "La rage ? Tu ne sais même pas ce que
c'est. Tu crois qu'il suffit de se balader avec le mot écrit en blanc sur
fond noir ? Laisse-moi rigoler. La rage, ça ne s'affiche pas. La rage, ça te
tord les tripes et ça t'empêche de chier. Ça te tient l'oeil ouvert toute
une nuit. Ça t'étouffe, te rend malade, voilà ce que c'est". Et cet
extraordinaire roman de Dick, "Substance Mort", par moments, est possédé par
une rage presque sacrée, la rage de celui qui a vu périr ses amis à cause de
la drogue, la rage de celui qui se sent impuissant face à l'insoutenable
lourdeur du destin, de l'absurdité, l'inertie de la vie. Le texte a beau se
situer dans un futur hypothétique, on sait pertinemment qu'il parle des
années 70, d'un passé mal abouti, d'une époque au départ bénie, où le décor
peu à peu s'est lézardé, ou l'illusion sucrée a pris un goût âcre, où tout à
fini par tourner au cauchemar comme un "mauvais trip", de même que
l'Amérique pendant les années Nixon... "Substance Mort" porte le deuil de
tous ceux qui, au départ, étaient comme des enfants qui refusent de
comprendre que la récréation n'est pas finie et, inconscients du danger,
continuent le jeu jusqu'à en périr, ainsi que l'explique l'auteur à la fin,
avant de nous achever avec la longue liste de ses amis morts ou
définitivement réduits à l'état de légumes. Je crois qu'on ne pourra jamais
rien créer d'aussi fort que ce roman. Je crois que si on veut écrire, il
faut s'efforcer de ne pas penser à "Substance Mort", sinon on est fichu,
balayé, complètement écoeuré, et on renonce à son projet. Personnellement,
c'est cette passion, exactement, que je cherche à mettre dans mes propres
romans. La trilogie Lançon n'avait pas d'autre ambition que de retrouver la
magie de ce merveilleux texte de Dick, à mon avis le seul livre que ne me
lasserai jamais de relire. Ce qui fait la valeur d'un roman, ce n'est pas
l'envie qu'on a de le lire, c'est celle qu'on éprouve de le relire. Cela
veut dire que son propre sujet ne l'épuise pas, qu'on a beau connaître la
fin, les ressorts, les tenants et les aboutissants, le pot aux roses, on n'a
pas pour autant anéanti son charme, ce parfum indispensable et inexplicable
qu'on ne trouvera nulle part ailleurs, dont on veut à nouveau s'enivrer. On
n'arrivera jamais à le circonscrire mentalement, l'enfermer dans une petite
boîte avec une étiquette réductrice, proprement collée dessus, vissée comme
le couvercle d'un cercueil : "mélange de roman noir et de
science-fiction",
oh, ce serait trop facile... un peu comme quand les psychiatres essaient de
cantonner certains malades, au tableau clinique atypique, sous un
bombardement de termes nosologiques d'un hermétisme presque ésotérique, pour
cacher leur désarroi. Le texte vit, presque malgré nous, et nous appelle
aussi irrésistiblement que le chant de la plus belle des sirènes. On ne peut
plus s'en passer. Il nous a marqué définitivement, pour y résister, une
seule solution, l'éloignement. Oublier, penser à autre chose. Mais sitôt
qu'une idée, la plus fugitive soit-elle, nous le remet en mémoire, nous
courrons à nouveau vers lui, assoiffés de le boire jusqu'à la dernière
goutte, comme un drogué qui replonge dans son vice — tiens, la comparaison
n'est peut-être pas si innocente. Quelle ironie, Dick qu'on a souvent
présenté comme le pape de la défonce, l'apôtre de la contre-culture
décadente et adepte inconditionnelle des paradis artificiels, Dick n'a
jamais consommé que des amphétamines. Sa seule expérience au LSD fut si
terrible que jamais il ne recommença. Et si "Substance Mort" est si méconnu,
c'est peut-être justement parce qu'il cadre mal avec cette image qu'on a de
l'écrivain, image que lui-même, en grand amoureux du paradoxe, n'a jamais
rien fait pour combattre. Oui, Dick nous obsède et nous hante, on ne peut
que s'en écarter momentanément, on y revient toujours. Il est des oeuvres
de cet ordre, si fortes qu'elle ne peuvent produire que cet effet sur celui
qui sait les comprendre. La seule comparaison qui me vienne, c'est la
musique de Christian Vander, du groupe Magma, sans doute le plus grand
groupe du monde. Sans doute parce que ce roman contient ce que Christian
Vander appelle "le cri"... Si je devais partir en exil et n'emporter qu'un
seul livre, ce serait sans hésitation aucune "Substance Mort". D'ailleurs,
j'en ai offert je ne sais plus combien d'exemplaires, à une époque. Cela a
tendance à me passer, en ce moment. Mais j'en ai encore quelques-uns, au cas
où. Ce roman, qu'on trouve dans la collection de Science-Fiction "Présence
du futur" (éditions Denoël), est un défi, par sa perfection, à toute
tentative d'analyse qui ne reviendrait qu'à l'entraver, s'ajouter à lui
comme une encombrante prothèse. Enfin, on peut évidemment s'y attaquer, mais
bon... Dans le cas présent, peu importent les définitions et les querelles
sur des virgules, à moins qu'on appartienne à l'espèce des pointilleux — ils
vont me haïr, je le sens, mais peu importe. Il est des oeuvres qui nous
touchent trop profondément pour qu'on puisse s'amuser à les disséquer, s'y
emploierait-on pendant des siècles, on ne pourrait jamais isoler la
spécificité ontologique de leur valeur. Tout au plus peut-on se contenter de
jeter quelques vagues et modestes lueurs, et c'est ce que je fais
aujourd'hui. Mes trois romans, "L'ombre du chat", "Désordres" et "Trajectoires terminales" n'atteindront jamais la puissance dramatique de
"Substance Mort". Mais ils ont
suivi une partie de la logique Dickienne. On
y trouve de nombreuses thématiques communes, et là aussi le texte mélange
roman noir et SF. Dans le cas présent, c'est une résultante directe de
l'influence de Dick, combinée avec un désir d'accentuer encore la noirceur
et de créer un monde baroque. Si j'ai pu les écrire, c'est parce qu'il était
clair que pour moi, je ne tentais absolument pas de refaire "Substance Mort", tentative qui aurait
été vouée à l'échec. Je voulais, je l'ai dit,
retrouver une partie de la magie. Mais en même temps, je me situais dans le
cadre bien précis du roman policier procédural, et donc j'avais ma propre
spécificité. Et puis les personnages de Lançon et Canavese ne sont pas
Dickiens. C'est un paradoxe, ce besoin que nous avons, à la fois de nous
inspirer de nos modèles et de nous en démarquer, pour pouvoir
exister. Christian Vander dit volontiers qu'il cherche à travers sa musique
la note idéale, comme lorsque, dans sa jeunesse, il écoutait Coltrane. La
note sublime qui résume et transcende tout. "Substance Mort" est pour moi
le roman idéal, celui qu'il faudrait absolument apprendre par coeur si par
malheur nous nous retrouvions dans un monde comme celui que décrit Ray
Bradbury dans "Farenheit 451".
Du fond du coeur, merci, Philip
K. Dick. Repose en paix.
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Mis à jour le 02 octobre 2002 à 13h27
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