[J.R. Isidore vient de rencontrer, dans un appartement de son immeuble désert, Priss Stratton. Il ne sait pas qu'elle est un androïde (sur lequel une boite à empathie n'a aucun effet).]
— Personne ne peut gagner contre la bistouille, expliqua-t-il. Ou alors, provisoirement. Dans un endroit donné. Comme chez moi, par exemple, j'ai réussi à créer une espèce de stase, d'arrêt des hostilités entre bistouille et non-bistouille. Mais je finirai par mourir, ou je m'en irai, et la bistouille vaincra. C'est un principe universel, à l'oeuvre dans l'univers tout entier. L'unviers entier, irréversiblement, se dégrade progressivement jusqu'à la bistouille finale. N'y échappera, bien sûr, que l'ascension de Wilbur Mercer.
La fille lui jeta un coup d'oeil.
— Je ne vois pas le rapport.
— Mais enfin, c'est toute l'idée du mercerisme ! (Il était plus perplexe que jamais). Vous n'avez jamais participé à la fusion ? Vous n'avez pas de boite à empathie ?
Il y eut un silence, puis la fille déclara sans trop s'avancer :
— Je n'ai pas apporté la mienne avec moi. Je pensais en trouver une sur place.
— Quoi ? La boite à empathie était votre possession la plus personnelle ! (Il en bégayait d'excitation.) C'est comme le prolongement de votre propre corps ! C'est la seule façon d'entrer en contact avec les autres hommes, quoi, de cesser d'être seul ! Mais enfin, vous savez ça ! Tout le monde sait ça ! Même les gens comme moi, Mercer les autorise...
Il s'interrompit. Mais c'était trop tard. Il l'avait dit, et elle avait compris. Il aurait pu en jurer, rien qu'à l'ombre de répulsion soudaine qui avait assombri le petit visage.
— Il ne me manquait pas grand chose au Q.I., vous savez, presque rien ! (Sa voix s'était faite basse et tremblante.) Je ne suis pas très Spécial, juste un peu. Ce n'est pas comme certains... De toute façon, Mercer n'y fait pas très attention.
— C'est même la principale objection au mercerisme, si vous me demandez mon avis !
Sa voix était nette, neutre. Elle exposait seulement un vérité objective : ce qu'elle pensait des débiles.
— Bon, ben, je vais remonter chez moi, alors...
Et il se mit en route, la main crispée sur son bout de margarine qui était devenu tout mou et poisseux, maintenant.
La fille le regarda s'éloigner avec toujours sur le visage cette même expression nette, froide et neutre. Puis elle le rappela.
— Attendez ! J'aurai besoin de vous. Pour trouver des meubles convenables. Dans les autres apaprtements, comme vous disiez. (Elle marcha vers lui, son joli torse nu bien dessiné, mince, sans un gramme de graisse en trop.) A quelle heure rentrez-vous du travail ? Vous pourrez m'aider à ce moment-là.
— Vous pourriez préparer à dîner, si je rapportais ce qu'il faut ? demanda Isidore.
— Non, j'ai trop à faire.
La fille balaya sa demande sans le moindre effort, et il le remarqua. Maintenant que sa peur avait diminué, quelque chose d'autre avait commencé à émaner d'elle. Quelque chose de plus étrange. Et, trouvait-il, de regrettable. Une froideur. Quelque chose comme l'haleine du vide qui s'étend entre les mondes habités. L'haleine de nulle part. Ce n'était pas ce qu'elle disait ni faisait, mais ce qu'elle ne disait pas, ce qu'elle ne faisait pas.
[fin du chapitre 6, p. 191 de l'édition Omnibus]