[La « naissance » du Lincoln plonge Louis dans ses pensées :]
Ils lui avaient transmis la vie, mais elle n'avait pas été conçue par l'un d'eux. C'était comme une maladie contagieuse. Ils l'avaient attrapée une fois, et maintenant, c'étaient ces matérieux qui l'avait contractée. Pour un temps. Quelle transformation ! La vie est une forme que prend la matière. J'ai formulé cela en regardant le Lincoln nous percevoir et se percevoir. C'est quelque chose que fabrique la matière. La forme la plus étonnante — étonnante au sens fort — qui soit dans l'univers. Car même si elle n'existait pas, on n'aurait jamais pu la prévoir, ni même l'imaginer.
Ainsi, tout en regardant le Lincoln qui, par degrés, arrivait à établir une relation avec ce qu'il voyait, un point me devenait sensible : à la base de la vie, il n'y a pas l'avidité d'exister, ni un désir d'aucune sorte. Il y a la Peur. Celle que j'avais sous les yeux. Et même, ce n'est pas la peur. C'est bien pis. C'est l'épouvante absolue. Une épouvante si paralysante qu'elle débouche sur l'apathie. Pourtant le Lincoln remuait, se tirait d'affaire. Pourquoi ? Parce qu'il y était contraint. L'étendue de son épouvante impliquait et le mouvement et l'action. Cet état, de par sa nature propre, était insupportable.
Toute l'activité de la vie en lui était un effort qui tendait à le soulager de cet état. Une tentative pour adoucir la condition dans laquelle nous le voyions, en cet instant.
J'en déduisis que naître n'est pas une partie de plaisir. C'est pire que la mort. On peut philosopher sur la mort. Et vous ne vous en priverez certainement pas. Comme chacun de nous. Mais naître ! On ne peut philosopher sur la naissance, ni en adoucir la condition. Et le diagnostic est terrible : tous vos actes, vos exploits, vos pensées, ne font que vous imbriquer encore plus profondément dans la vie.
De nouveau, le Lincoln se mit à gémir. Puis, d'une voix rauque, il marmonna.
— Quoi, dit Maury, qu'a-t-il dit ?
Bundy eut un rire nerveux.
— Bon Dieu, c'est son profil vocal qui défile, mais ça passe à l'envers.
Ainsi donc, les premiers mots du Lincoln s'énonçaient à l'envers, par suite d'une inversion de circuits.
[fin du chapitre 7, page 98 de l'édition Superlights]