Un couple : Walt et Sherry Dombrosio. Ils habitent Carquinez, un petit village dans le comté de Marin Ouest. Lui travaille, elle est femme au foyer. Walt recherche la relation de couple typique des fifties US: l'homme assure la subsistance, la femme s'occupe des tâches ménagères, chacun son territoire. Mais Sherry, qui a reçu une éducation libérale, n'entend pas sacrifier ses propres aspirations à ce schéma. D'où disputes et tensions.
     Un autre couple, les voisins des Dombrosio: Leo et Janet Runcible.Il est venu à
     Carquinez monter une agence immobilière et n'a jamais été vraiment accepté par les anciens. Elle est une épouse soumise. Elle commence à noyer un peu trop son ennui dans l'alcool. Lui la méprise un peu...
     Les deux couples ont peu de points communs et peu de contacts. Pourtant, les difficiles relations de couple entre Walt et Sherry d'une part, Leo et Janet d'autre part, ainsi que quelques frictions entre les Dombrosio et les Runcible vont prendre une grande importance dans la vie de chacun et même de tous les habitants de Carquinez.
    
     « Exploration minutieuse des désirs, rancunes et terreurs qui règnent sur l'enfer des mariages malheureux » -- Lawrence SUTIN in Invasions divines.

    — Donc, si je trouve un emploi, dit Sherry, cela voudra dire que j'empiète sur ton territoire de mâle. Cela fera de moi un homme.
    — Oui, confirma Dombrosio.
    — Et tu t'imagines que c'est ce que je désire. Ce que je cherche à obtenir.
    — C'est ça.
    — Tu n'as pas pensé une minute, demanda Sherry d'une petite voix sèche, qu'il ne s'agissait pas d'autre chose que d'une extrapolation de ta part ? Que tout cela n'existait pas ailleurs que dans ton esprit ?
    Mais Dombrosio restait sourd à ce genre de discours. Il l'avait entendu trop souvent depuis qu'ils étaient mariés.
    Son argument, comprit-il soudain, se résume à cela. Elle se contente de dire que tout est dans ma tête. Elle soutient que je ne comprends rien. Et sans avancer la moindre preuve, contrairement à ce que ferait un homme ou un esprit rationnel, sicentifique. Que me dit ma femme ? Que je suis impuissant à découvrir la moindre réalité sinon celle que je porte en moi-même. Et comment est-ce que je peux répondre à ça ?
    Avec effroi, il se rendit compte qu'il n'en était pas capable. Il ne pourrait jamais écarter la possibilité que Sherry voyait juste à son sujet.
    C'est vraiment, pensa-t-il, un argument de femme ; c'est odieux et malhonnête. Quelle cruauté de sa part de m'asséner ce genre de reproche. A moins qu'elle ait raison. Mon Dieu, songea-t-il ; tout ce qu'elle a à faire, c'est de le dire à haute voix. Aussitôt , elle me torpille, elle met un point final à la discussion. Comment pourrais-je continuer ? Plus je parle, plus je me mets en colère — ça ne sert qu'à prouver qu'elle a raison. Qu'y a-t-il de si terrible à ce qu'une femme mariée travaille ? Beaucoup le font. Les maris restent à la maison ; certains s'occupent du bébé, font la vaisselle. Si cela me détruit, c'est seulement parce que je me l'imagine.

[chapitre 7, p. 116] 

• collection Bibliothèque de l'insolite, Terrain vague/Losfeld, 1989 [trad. Jean-Paul GRATIAS]. ISBN: 2-85-208-107-5
• collection Arcanes, Ed. Joëlle Losfeld, avril 2000, sous le titre L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables [trad. Jean-Paul GRATIAS]. ISBN: 2-84412-029-6