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Reprise de la chronique
littéraire qu'a consacrée Jacques CHAMBON à Ubik dans le no 210 de FICTION,
daté de juin 1971.
Faire le compte rendu d'Ubik au sortir de ce livre revient à peu de choses près à se réadapter à la vie quotidienne après vingt ans de réclusion, cinq ans de coma ou un an de baroud dans tes rizières vietnamiennes. Une fois refermé le volume, retombant face aux paillettes argentées qui dérivent sur la couverture au gré de la lumière, je me fais l'effet d'un vieux hibou qui, relâché dans sa forêt natale après des mois de zoo, ne se repère plus dans sa nuit. Ma machine à écrire a un air louche, son crépitement me semble charrier d'inquiétants messages, mon décor familier paraît ruminer un mauvais coup. Décidément, les petits placards publicitaires mis en épigraphe au début de chaque chapitre ont bien raison de nous répéter qu'Ubik doit être utilisé avec précaution et en suivant rigoureusement le mode d'emploi.
Un mode d'emploi ! Voilà pourtant ce que réclame le lecteur au critique de service. Un mode d'emploi et un petit essai d'interprétation qu'il aura le plaisir de contester plus tard. Assez méfiant à l'égard du tricot impressionniste — et je lui donne entièrement raison — il veut savoir de quoi il retourne et comment se guider provisoirement dans le corridor des mots, surtout quand il s'agit de Philip K. Dick, un spécialiste du labyrinthe psychédélique. Le vieux hibou va donc s'ébrouer, accommoder et essayer de filtrer le flot d'images, d'émotions et d'idées dont il vient d'être bombardé. Et il rigole en dedans, si tant est qu'un hibou rigole, car il sait que ça n'aura d'utilité que pour lui. N'oubliez pas qu'il est question d'Ubik : si averti soit-il et quelque niveau de lecture qu'il choisisse — et Dieu sait qu'il y en a — quiconque entre en ce livre est condamné à quitter la dernière page l'oeil clignotant et la peur au ventre.
Le roman démarre sur les chapeaux de roues le 5 juin
1992. En deux pages, les données de l'action sont constituées par un épisode
crucial de la lutte qui oppose les télépathes et autres précognitifs d'une
puissante compagnie et les neutraliseurs d'une firme chargée de protéger
l'intimité des individus... et des gros trusts. Le néophyte risque de ne pas
saisir tous les détails techniques mais peu importe. Se laisser
aller. Profiter de la vertu tonifiante d'un tel rythma narratif, surtout st
l'on est déjà fidèle de la collection « Ailleurs et
Demain » et que l'on vient d'effectuer la laborieuse,
l'assoiffante traversée de Dune ! Sept pages de plus et vous
êtes introduits à l'une des trouvailles cardinales du roman : les
moratoriums, sortes de super-morgues où les gens qui viennent de mourir sont
placés en état d'hibernation et traités de façon à conserver une activité
encéphalique qui leur permet de penser et même, grâce à des procédés
adéquats, de communiquer avec les vivants. Savourer l'humour noir de cette
situation où des personnages viennent s'entretenir avec leur semi-vivant
chéri, bien surgelé dans sa capsule cryonique, comme on va rendre visite à
son cousin hospitalisé à Sainte-Marguerite ou à son beau-frère détenu à la
Santé. Un petit chapitre de dix pages et vous aurez vu Runciter, le
directeur de la firme anti-psi, en tendre conversation avec sa jeune femme
morte : elle est. toujours copropriétaire de la firme et s'avère
régulièrement de bon conseil en période de crise. Suivre le dialogue toutes
synapses en éveil, spécialement si l'on prétend s'offrir le plaisir de
déchiffrer les énigmes à venir sans attendre l'intervention de
l'auteur : le cadre du roman s'y trouve précisé et la clé de tout le
récit y est cachée. Un chapitre supplémentaire pour rencontrer Joe Chip,
figure centrale plutôt que héros — le pauvre ! —
du livre, ainsi qu'un personnage féminin qui va être à l'origine de la
première péripétie importante et de quelques-unes des nombreuses fausses
pistes où l'on s'égarera. A boire comme du petit lait pour la façon dont
Dick fait jouer les présents parallèles, mettant du mime coup Robbe-Grillet
à la sauce SF — si vous avez lu La Maison de rendez-vous
ou Projet pour une révolution à New York, vous verrez de
quoi je veux parler. A ranger aussi au rayon des grands moments
d'esbaudissement dont on est redevable à la SF pour les démêlés de Joe Chip
avec sa porte automatique et payante, sa cafetière automatique et payante,
son frigidaire, etc. Réserver pour plus tard les méditations amères que peut
engendrer la scène et prendre garde à quelques décatis : les
costumes délirants qu'arborent les personnages, les objets en ersatz
de quelque chose, en pseudo-machin ou en simili-truc, tous ces artifices
proliférants constituent autant de signes par lesquels Dick invite son
lecteur à ne pas avoir trop confiance dans la réalité romanesque qui se
construit autour de lui. Un petit chapitre pour que la firme anti-psi gobe
l'appât qui va l'entraîner sur la Lune — une entreprise qui y
travaille secrètement à un projet de propulsion interstellaire prétend être
victime d'un important réseau d'espions télépathes, un autre pour nous
présenter un supercommando anti-psi en plein conseil de guerre ; encore
huit pages pour que tout ce beau monde soit pris au
piège... « et la bombe explosa ». A ce
moment-là souffler un peu. L'exposition est terminée. II est temps de faire
le point.
Une première remarque s'impose qui concerne la longueur matérielle de cette introduction (à peu près le tiers de l'oeuvre — elle-même responsable de la longueur de mon relevé textuel malgré tous les sacrifices auxquels je me suis résigné. On considère généralement que c'est la qualité fondamentale d'un écrivain d'entrer tout de suite dans le vif du sujet — or, abstraction faite des placards publicitaires placés en lite de chaque chapitre, il n'a pas encore été question d'Ubik — et celle d'un critique de ne pas tourner trop longtemps autour du pot. Et pourtant... Pourtant le temps est, peut-être déjà venu de lira Dick à l'aide de fiches, d'un tableau noir et de grilles structurales, bref, de tout un appareil qui, loin de rendre la lecture ennuyeuse, la dynamiserait et l'enrichirait — je rêve d'un Roland Barthes s'attaquant au décodage de toute cette couvre... Quant à l'introduction en question, absolument nécessaire telle qu'elle est, elle constitue la partie la plus habile du livre et, si on l'envisage rétrospectivement la plus savoureuse.
Une analyse attentive montre en effet que tout se passe comme si Dick s'était proposé de boucler en l'espace de 80 pages un roman complet auquel manqueraient seulement deux ou trois pages d'explications finales : au lecteur de les imaginer ; elles pourraient être si simples. Roman fort honorable au demeurant et dont pas mal d'auteurs et de lecteurs se contenteraient volontiers. On y est en terrain assez connu pour s'y sentir tout de suite à l'aise — ces luttes de télépathes, ces gadgets de bazar, ces maisons aussi robotisées que les appareils ménagers qu'elles abritent : tartes à la crème de la SF ! On y découvre un faisceau d'idées assez originales — les moratoriums, le pouvoir psi de Pat Conley — pour mordre à une nième variation sur un air connu. Enfin, suprême satisfaction pour le lecteur français, on y retrouve — aidé par cette manne que furent, au temps où l'on était complètement déboussolé par le Dick dernière manière, quelques articles des exégètes professionnels Klein, Thaon et Goimard — ce qu'il est convenu d'appeler des « thèmes chers à la pensée dickienne » : lutte impitoyable des grands monopoles, aptitude des hommes au pouvoir à mettre les plus belles et les plus nobles choses au service d'intérêts sordides, fragilité de la réalité présente en butte aux fantaisies maniaques de quelques super-cerveaux ou, plus simplement, aux fluctuations de la personnalité, aliénation matérielle, morale et psychique des individus, etc. Au fond, tout cela ne parait pas très sérieux, malgré le talent déployé. Mais qu'on se rassure. Dick sait ce qu'il fait et son miniroman, parfaitement raccordé au reste, a un rôle bien précis. Dick joue. II joue avec des thèmes puisés au fonds commun de la SF ou dans les épluchures de ses propres œuvres, et il le sait si bien qu'il s'offre le luxe de leur faire frôler la parodie sans qu'on y voie goutte, ou presque. Autrement dit, Dick joue à être Dick. Jeu bien simple dans un but bien simple. C'est celui de la séduction, le jeu de Don Juan ficelant sa proie dans les images d'un univers doré et savourant en catimini son habileté d'oiseleur. Aussi les anti-psis ne sont-ils pas les seuls à être pris au piège. En un éblouissant jeu de miroir qui garantit la cohérence et la subtilité de la structure du livre, Dick nous piège aussi. Mais c'est, d'une autre façon, dans un monde romanesque bien familier, bien solide, riche d'une rassurante intertextualité — dix noms d'auteurs viennent à l'esprit, conduits par Lewis Padgett — un peu charmeur, excitant quand il faut, amusant quand il faut, bref, suffisamment lubrifié pour nous transformer en lecteurs pantouflards, repus, bien au chaud dans leur petite histoire d'espionnage futuriste. Dés lors tout s'explique : et l'impression d'avoir subi cette introduction en quatrième vitesse — en tant que roman de mise en condition, elle est très courte — et le fantastique effet de déroute ressenti au-delà de la page 86. Car nous n'en sommes qu'à la page 86.
A partir de là, attacher sa ceinture. Voilà que s'écroulent une à une nos précieuses certitudes et notre confort intellectuel. Voilà que s'ouvrent toutes grandes les portes de l'épouvante... Je m'en voudrais de déflorer complètement les pages qui nous rejettent, pantelants, au bout d'une dernière ligne à faire dresser les cheveux sur la tête : elles contiennent des monceaux de trouvailles, de décrochages, de cahots qui en font une fête de l'intellect et de la sensibilité. Je signalerai seulement que le parcours s'opère avec d'autant plus de douleur que Dick — et c'est là que l'amateur de SF peut voir un des grands traits de génie du livre — nous a fait le coup de la sécurité.
Vous vous croyiez en 1992 ? Des objets, des hommes se
mettent à vieillir et à se délabrer à toute allure ou à régresser dans le
temps, comme ce récepteur TV qui se transforme en une radio
graillonnante. Vous admiriez la consistance du décor en vous fondant sur les
signes du contraire ? II s'efface par pans entiers pour laisser filtrer
les bribes d'un passé remontant jusqu'en 1939... Des messages bizarres,
quasi incompréhensibles, sont émis par quelqu'un que l'on croyait mort et
atteignent les personnages dans les endroits, aux moments et sur les modes
les plus inattendus. Mais au fait, qui sont les vivants et les morts ?
Telle est la question qui polarise peu à peu toute l'attention et à laquelle
Dick répondra tout à la fin de la plus terrible des façons par la plus
implacable des déductions : tout le monde est mort. Et vous aussi qui
êtes bien calés dans vos fauteuils. Car si les morts ont l'impression d'être
vivants, pourquoi ne serions-nous pas des vivants ignorant qu'ils sont
morts ? Et « qu'est-ce que c'est que cet
Ubik ? » demande avec vous Joe Chip. Une drogue miracle bien
sûr, l'élixir permettant de contrecarrer le processus de désagrégation oui
s'est emparé de l'univers et d'y restaurer un semblant de stabilité, mais
aussi tant d'autres choses. Comme son nom l'indique, Ubik est tout et
partout. C'est Dieu, c'est le cosmos, c'est une entité qui a pu prendre
possession du télépathe hyperdoué qui disparaît au début du roman, c'est
l'écrivain, c'est le lecteur, on ne saura jamais exactement. Vous croyiez
consommer de la SF ? Vous êtes en plein fantastique horrifique
— ces gens qui se dessèchent et s'effritent en deux temps trois
mouvements ne rappellent-ils pas curieusement la mythologie
draculesque ? Enfin, vous vous raccrochiez aux éléments de réalité qui
fondent toute fiction ? Vous nagez dans l'atroce confusion des rêves
sécrétés par les semivivants. Comment ne pas se retrouver complètement
.ahuri ?
Au bout du compte, il faut pourtant se demander où Dick veut en venir. Qu'a-t-il à nous dire du fond de cet énorme gouffre où il nous engloutit ? A première vue, pas grand-chose de nouveau par rapport à ses livres précédents. Toute sa panoplie est à l'étalage — la drogue, les pouvoirs paranormaux, l'effroyable complication des relations humaines et du monde, cette machine molle, etc, etc. Et il illustre encore une fois ce qu'il affirmait dans la postface de l'édition française de En attendant l'année dernière et A rebrousse-temps : « J'ai le sentiment profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création : c'est un produit de son être, une œuvre personnelle dont peut-être il pourrait être fier. » L'univers qu'il imagine ici — il faudrait dire le pseudounivers — n'en apporte pas moins un maillon d'importance à la chaîne de sa réflexion. Dick avait beau démontrer naguère avec une sorte d'entêtement que le monde est absurde, cruel, dérisoire, aussi fondamentalement détraqué que la pendule de La Cantatrice chauve, il n'avait pas encore réussi à condamner cette porte de sortie : la mort, l'inconscience définitive, la paix enfin. Avec Ubik, il règle son compte à cet ultime espoir : si tant est que nous sommes vivants, même notre mort risque d'être volée et empoisonnée. Par les vertus des progrès techniques et nous savons maintenant que l'activité encéphalique subsiste encore quelque temps après la mort physiologique — la mort ne nous empêchera peut-être pas de poursuivre notre petit chemin de consommateurs abrutis de publicité, assiégés par des problèmes d'argent, des mystères, des angoisses, des monstres... Que l'on compare dans le roman — et Dick l'a conçu en partie pour cet autre jeu de miroir — le passage qui est censé se passer dans le monde réel et celui qui est consacré à la vision du monde post-mortem. On y verra un Joe Chip aussi radicalement inadapté ici que là, toujours à la recherche d'une pièce de monnaie, toujours hésitant, promenant toujours, en dépit de ses incroyables vêtements, la figure de l'échec et de l'insignifiance — il est vrai qu'avec un nom pareil... II n'y a entre les aberrations des deux univers qu'une différence de degré, le pire étant naturellement celui qui devait nous consoler.
La conclusion de cette méditation sur la mort, objet
essentiel du roman, pourrait être d'un insoutenable pessimisme. Or, par un
renversement que seules les tendances schizophréniques de Dick empêchent de
nommer dialectique, la manière de l'exprimer remet tout en question
— c'est une des manies d'Ubik que ces mouvements de
bascule, ou plutôt une de ses puissances. Faut-il identifier Dick à Joe
Chip ? Peut-être, mais en ce cas le personnage ne peut avoir qu'un rôle
d'exorciseur, il représente une projection thérapeutique. Entre le
malheureux paumé qui finit par faire un véritable dieu de son exploiteur de
patron, qui n'existe que par lui et pour lui, et l'écrivain qui maîtrise si
allégrement une construction propre à donner le vertige, la différence est
grande. Jamais l'écriture de Dick, du moins à ma connaissance, n'a été aussi
bien placée, au sens musical de l'expression. L'évocation de cette banquise
en débâcle où se résoud l'univers mental des semi-vivants s'accommode on ne
peut mieux de la technique qu'il affectionne : morcellement des
séquences, multiplication des points de vue, visions subjectives qui
finissent par décomposer la réalité. Le thème de la dégradation des choses
et des gens fait évidemment penser à L'Écume des jours, mais il faut
bien avouer que ce n'est pas à l'avantage de Vian. Autant celui-ci travaille
dans le joli, le pathétique gentil qui fait monter un petit sanglot au fond
de la gorge, autant Dick soumet le développement de l'idée à un rythme
forcené qui, secoué de quelques éclairs d'ironie, ne laisse pas le temps de
se confier au secours équivoque de l'attendrissement. En contrepoint
— car un rythme rapide pourrait faire croire à une action, à une
progression dramatique vers une solution — se combine une
intrigue si compliquée que toutes les forces, se heurtant les unes contre
les autres, n'ont plus qu'à reprendre perpétuellement leur élan. D'où
l'impression d'un récit-cage à écureuil à laquelle contribue une polyphonie
de signifiants renvoyant au même signifié, c'est-à-dire à la même
impasse. Enfin flottent çà et là, comme autant de poèmes surréalistes qu'on
croirait issus des murs de mai 68 des messages-médaillons où l'ensemble du
roman vient se concentrer dans un superbe effet de fuite. Citons
celui-ci :
« Sautez dans l'urinoir pour y chercher de l'or.
« Plongez dans la baignoire pour voir d'où vient le vent.
Reste à se demander comment Dick va pouvoir encore nous
surprendre la prochaine fois, puisque Ubik l'élève au sommet de son
art, lui conservant ainsi une autre porte de sortie : le privilège de
transformer ses hantises en livres et d'en vivre glorieux, ce qui est une
façon bien pratique de s'en débarrasser. S'il veut nous mener jusqu'au bout
de la noire idée qu'il se fait du monde, il lui faudra écrire un livre où sa
délirante logique servira la démonstration de l'impossibilité du livre et de
toute œuvre d'art. Beau paradoxe, mais Dick ne s'en est-il pas fait une
spécialité ? En attendant, Ubik nous donne l'occasion de
pratiquer le livre-panique par excellence. Son sujet fait écho à la
connotation que Hugo introduisait dans Le Satyre :
« Place à Tout ! Je suis Pan ! Jupiter, à
genoux ! » ; son climat est celui d'une terreur qui
prolonge celle des nymphes éperdues ; et rappelons-nous que la fuite
panique se déroule sous le signe de la joie orgiaque de la nature
efflorescente. C'est là le plus beau cadeau d'Ubik : un univers
que son auteur domine au point d'en faire un vaste Luna-Park, un prodigieux
espace ludique, pardon, ludik.
Je suis vivant et vous êtes morts. »;
Vous étes tous morts, je suis vivant. »
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