Une critique de 'Mensonges & Cie' par Stéphanie NICOT

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      Dans le no 351 de FICTION, daté de mai 1984, Stéphanie NICOT (actuel rédac-chef de la revue Galaxies) publiait une critique de Mensonges & Cie, qui venait de paraître dans la collection Ailleurs & Demain aux éditions Robert Laffont. C'est cette critique que l'on trouvera ci-après, très légèrement retouchée par son auteure début septembre 1999.


     Lorsqu'un auteur de l'envergure de Philip K. Dick meurt, le moindre de ses balbutiements, la plus médiocre de ses nouvelles, le moins construit de ses romans, deviennent pour les éditeurs dignes d'intérêt ou, plus exactement, de publication... On pouvait donc à bon droit être inquiet à l'annonce de l'exhumation de The unteleported man, un roman publié aux USA en 1966 et jamais traduit en français. Gérard Klein, fait rarissime, signe lui-même la quatrième de couverture et affirme d'emblée : « Ce n'est pas un chef-d'oeuvre » ; voilà un motif supplémentaire de prévention, même s'il ajoute que Mensonges et Cie est « un livre rudement étonnant ».

      Eh bien, au risque de heurter les inconditionnels de la trilogie « métaphysique » parue chez Denoël, j'affirme que ce roman – malgré d'indéniables défauts de construction – n'est pas seulement étonnant : il est tout simplement passionnant !

      Avec Mensonges et Cie, Dick aborde déjà tous les thèmes de son oeuvre : réalités truquées et univers illusoires, ravages de la drogue et présence d'objets autonomes, personnages solitaires luttant contre l'échec, etc. Le récit nous met immédiatement en situation : « Un ballon-jet créancier flottait au-dessus de Rachmael Ben Applebaum. » Ruiné, mais encore propriétaire de l'Omphalos, un luxueux vaisseau interstellaire, Rachmael entre en luttre contre le THS (ou Trust Hoffman et Successeurs) qui a jeté à bas l'empire commercial de son père : à quoi peut bien servir en effet une flotte de transports interplanétaires après l'invention du Téléport, le moyen de transport instantané ?

      Le dramatique problème de la surpopulation et du sous-emploi sur Terre est en voie de résolution : à vingt-quatre années-lumière, le THS expédie des dizaines de millions de candidats à l'immigration sur Whale's Mouth, colonie édénique de la neuvième planète du système de Fomalhaut. Certes, le Téléport ne fonctionne que dans un seul sens : l'aller sans retour possible ; mais pourquoi s'en inquiéter puisque la TV diffuse chaque jour des reportages enthousiastes sur Whale's Mouth ? Un détail tracasse pourtant Rachmael et ses alliés de l'ARNAC (Agence de Renseignements, de Négociations et d'Archives Confidentielles), concurrent direct du THS : comment se fait-il qu'il n'y ait jamais eu une seule manifestation de mécontentement, jamais une seule critique, jamais un seul regret, sur 40 millions de colons ? La Nouvelle Allemagne Unifiée, qui est prépondérante à l'ONU et qui dirige le THS, n'a-t-elle pas trouvé une quelconque solution finale au problème du chômage et de la démographie galopante ? Avec toutes ces informations à votre disposition, prendriez-vous le téléport pour Whale's Mouth ?

      Le premier tiers du roman nous plonge dans les affres du doute, des manipulations en chaîne, de l'incertitude. Puis le livre bascule après un bref passage où l'horreur de Whale's Mouth apparaît aux agents et patrons de l'ARNAC qui ont tenté de s'infiltrer sur la colonie du THS ; en fait, ils savaient avant d'en avoir la preuve, comme le lecteur d'ailleurs, comme vous, comme tout le monde : la preuve dans ce genre d'affaire n'est qu'une confirmation de l'évidence...

      Mais, comme toujours dans les livres de Dick, les apparences sont fluctuantes : l'utilisation des armes temporelles de l'ONU par les hommes de l'ARNAC va plonger Rachmael et les personnages principaux dans une série de mondes superposés, de réalités divergentes, de visions plus improbables les unes que les autres. Avec Mensonges et Cie, même si la fiction a parfois quelques ratés, Dick maîtrise déjà les éléments si particuliers de ses univers SF : à certains moments, on n'est pas loin du Dieu venu du Centaure (J'Ai Lu).

      Le génie de Dick éclate à toutes les pages et Klein sous-estime inutilement le livre qu'il nous offre aujourd'hui : on trouve rarement dans la SF une idée aussi forte que celle du livre qui raconte le comportement à venir des personnages de Mensonges et Cie et les amène ainsi à s'y conformer !

      L'éblouissement qu'on éprouve à découvrir un inédit (en français) du plus grand auteur de SF américain1 nous paie des heures passées à lire — pour éviter aux lecteurs de Fiction d'en avoir à faire autant - les navets d'une édition SF américaine de plus en plus dénués d'imagination. Lisez Mensonges et Cie, relisez toute l'oeuvre de Philip K. Dick, remerciez Alain Dorémieux de l'avoir fait découvrir chez nous et demandez avec moi à Gérard Klein : est-ce qu'il n'en reste pas encore, un petit inédit ?


 
Stéphanie NICOT

(1) : Seuls les lecteurs américains l'ignorent encore !

 
  © Stéphanie NICOT, publié avec son aimable autorisation.

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PKDLe ParaDick ... est hébergé par Dernière modification le 02 octobre 2002 à 15h35.
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