Une critique de 'La Transmigration de Timothy Archer' par Dominique WARFA

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     Dans le no 340 de FICTION, daté de mai 1983, Dominique WARFA publiait une critique du roman La transmigration de Timothy Archer, qui venait de paraître dans la collection Présence du Futur aux éditions Denoël. Voici cette critique.


     Si ce n'était un roman de Philip K. Dick, ce serait un ouvrage philosophique, métaphysique et théologique. Peut-être même ennuyeux, voire simplet. Encore qu'il ne soit pas naïf à mes yeux de s'interroger sur la validité de notre représentation du monde - mieux : sur la validité de notre perception du monde (c'est mon côté Schopenhauer). Mais Timothy Archer est un roman de Dick. Un grand roman de Dick. Le dernier. Et il résonne en nos coeurs d'une telle façon qu'il nous est quasi impossible de l'analyser en termes de critique pure. Ce livre noue des émotions. On n'a pas envie de le réduire à ses structures en l'analysant cliniquement. On est déchiré que ce soit le dernier Dick et en même temps un livre tellement vrai. Dick, même lorsqu'il semblait pris d'un léger grain à nos yeux d'Européens agnostiques était devenu l'« ami californien » : celui dont chaque livre, par avance, allait provoquer sinon l'adhésion totale du moins une émotion — de coeur ou d'intellect. Du coup, sa disparition serait sans doute ressentie moins définitive si ce livre-ci avait été moins réussi. Car on voit au travers de Timothy Archer tout ce que Dick allait pouvoir dire, en possession d'un art poétique à nouveau parfaitement maîtrisé.

     Il semblait s'écarter des us et coutumes d'un genre pour accéder à une vision plus large, plus libre, plus ambitieuse peut-être de la littérature. Il se rapprochait d'une écriture qu'il avait pratiquée jadis dans Confessions of a crap artist et, sans doute, dans tous ces romans mainstream qui sont demeurés inédits. (Mais je m'interroge sur la pertinence de cette approche : faut-il donner des armes à ceux qui verront précisément en Timothy Archer un roman « qui-n'est-pas-de-la-SF », connotant cette appréciation d'un caractère péjoratif ?)

     La thématique traditionnelle de Dick est toujours présente, mais argumentée comme jamais : au-delà de la quincaillerie purement SF de toute son oeuvre, il s'agit bien d'une réflexion philosophique dont l'idée de base demeure la difficulté de concevoir ou de percevoir une réalité : « Ce que vous voyez n'est pas le monde mais une représentation formulée par votre esprit. Tout ce que vous connaissez, vous le savez par la foi. Mais il se peut aussi que vous soyez en train de rêver » (p. 122). Point n'est besoin d'un texte qui s'énoncerait SF par son apparence pour avancer de telles idées. Timothy Archer est un grand livre émouvant. Point.

     C'est un livre empreint de culture. Une culture affichée qui n'est jamais pédanterie, car elle se critique elle-même (voir les dialogues Angel/Kirsten). Il s'agit d'une véritable érudition : rien n'est laissé au hasard, et presque rien ne relève de l'imagination de l'auteur. Les Zadokites ont existé bel et bien, et sont souvent cités dans les recherches autour des manuscrits de Qumrân. (« Zadok » doit seulement être une graphie anglo-saxonne, car les ouvrages sur Qumrân en français parlent le plus souvent de « Sadoq » et de « sadocites »). Face à la culture, seule répond la mort : telle est la conclusion de Dick. On se suicide beaucoup dans Timothy Archer et le destin y est impitoyable. La mort, le destin, la folie, et tout Dick est présent. Au surplus, l'écriture très typée, proche du hard-boiled, fait de ce cette quête un récit passionnant à la lecture ; c'est au fond d'une enquête qu'il s'agit, texte glosant d'autres textes : ces manuscrits préchrétiens qui dévoilent une « vérité » bien dickienne. Si l'anokhi, la Présence divine, Hagia Sophia n'est qu'un champignon et Jésus un simple consommateur de cet hallucinogène, alors c'est le champignon qui est Dieu et c'est lui qu'il faut rechercher. Quitte à en mourir au coeur du désert de Judée. De la logique hindoue à l'exégèse biblique, ce parcours jalonné par Dante et Schiller nous ramène au néant. Il n'est pas sûr que ce livre soit le dernier d'une trilogie qui comprendrait Siva et L'invasion divine, si ce n'est par l'interrogation mystique. Timothy Archer est un univers à lui seul : il est comme un résumé de l'angoisse métaphysique dickienne. Peut-être, en fin de compte, Dick ne pouvait-il aller plus loin. Et peut-être également avait-il enfin triomphé d'une partie de ses obsessions. Il faut souligner que le roman est monologué et que le narrateur est une narratrice : la femme, dans ce cas, n'est plus la castratrice et la dominatrice de l'univers dickien traditionnel. Angel Archer est un personnage doué d'une grande empathie, et il n'est pas neutre qu'elle demeure la seule survivante à la fin du récit.

     Pour moi, il s'agit également d'un ouvrage empreint de nostalgie par ses références (essentiellement le fait d'une époque musicale : la Californie des années soixante et soixante-dix). Et comment un critique liégeois pourrait-il ne pas adhérer à un livre qui contient une phrase telle que celle-ci, dans la bouche de l'évêque Archer : « Le jour où un membre de ma congrégation se lèvera et se mettra à parler wallon, eh bien, ce jour-là je croirai à l'existence du Saint-Esprit. »


 
Dominique WARFA
© Dominique WARFA, publié avec son aimable autorisation.

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PKDLe ParaDick ... est hébergé par Dernière modification le 02 octobre 2002 à 15h36.
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