Entretien avec Philip K. Dick
réalisé par Bernard Stéphan et Raymond Milési

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      Interview réalisée au Festival de Metz en 1977 et publiée dans le no 306 de FICTION, paru en 1980.


Question : Philip Dick, vous êtes aujourd'hui extrêmement connu des amateurs français, au travers de vos nouvelles et romans tels que Le Maître du Haut-Château, Simulacres ou Ubik. Considérez-vous vos récits comme une description futuriste, et d'un futur particulièrement pessimiste ?

Ph. Dick : Non, pas du tout. Ce serait d'ailleurs mal interpréter la finalité de la science-fiction. Elle n'a pas vraiment pour fonction de traiter de l'avenir, mais de jouer avec les diverses possibilités que nous offre le monde actuel. II n'y a pas réellement en science-fiction de « qualité productive » : il ne s'agit pas pour elle de décrire des faits ou des événements destinés à se produire « effectivement », mais surtout d'analyser le présent — et non de décrire l'avenir ! Et le pessimisme qui se devine à travers mes livres est très certainement d0 à mon propre pessimisme. II fait partie de moi et ne doit rien au monde que j'imagine.

Q. : Le début des années 60 semble marquer un tournant dans votre carrière...

PKD. : C'est vrai, oui.

Q. : Avant cette période, vous étiez plus branché sur la nouvelle que sur le roman, alors que par la suite vous vous êtes plutôt tourné vers le roman.

PKD : Le marché des magazines de science-fiction existant dans les années 50 disparut subitement. Ce genre de revues imposait des contraintes à mon style d'écriture, mais une fois qu'il en a disparu et que je me suis tourné vers le roman, je n'ai plus été limité aux récits d'aventures, et j'ai enfin pu écrire ce qui me plaisait.

Q. : Avez-vous dû également modifier votre « façon » d'écrire ?

PKD : Au fond, j'étais déjà libre auparavant d'écrire comme je le désirais, et j'aurais aimé le faire plus tôt, mais il n'existait alors aucun « marché ». Le coup de pouce, ce fut quand Doubleday m'acheta un roman, en 1964. C'est là seulement le véritable « tournant » de ma carrière... Par exemple, Le Maître du Haut-Château a été écrit avant le roman acheté par Doubleday (puisqu'il date de 1962), mais je l'avais écrit uniquement pour le plaisir, sans espérer qu'il ait du succès un jour...

Q. : C'est votre roman préféré ?

PKD : Non. Je préfère Dr Bloodmoney. Je crois qu'il est meilleur. En fait, j'adore tout simplement écrire des romans ! Un type a compté que j'en avais fait seize en cinq ans ! Je me rappelle en avoir écrit deux en six semaines d'intervalle, et en comptant deux brouillons pour chacun, ce qui représente 1 200 pages en quarante jours environ. J'ai trop écrit d'ailleurs. Je me suis complètement vidé.

Q. : Faites-vous aujourd'hui davantage de recherches ?

PKD : Oui. Je me documente beaucoup plus avant de commencer un livre... Par exemple, je n'avais fait aucune recherche avant d'entamer Le Maître du Haut-Château. Ou plutôt je n'avais pris aucune note. Par contre, j'étais depuis longtemps intéressé par le nazisme et documenté à son sujet, non avec l'idée d'en faire un roman mais par intérêt personnel envers tout ce qui touche au fascisme. Ce qui fait qu'en commençant ce livre je n'ai eu nul besoin de me « documenter »... J'avoue être fasciné par le phénomène que constitue le fascisme, et particulièrement par le fait qu'il peut surgir dans n'importe quel pays et ne constitue pas du tout un élément typiquement allemand !

Q. : Pourquoi ? Cela se passe-t-il actuellement aux États-Unis ?

PKD : Cela ne se passe pas actuellement, mais cela s'est passé il y'a quelques années. Puis on a assisté à un retournement tout à fait significatif. Les États-Unis reviennent maintenant à une forme de gouvernement plus constitutionnelle, un gouvernement de « Loi ». Bien plus qu'un gouvernement autoritaire de type impérialiste, ils en reviennent aux sources des principes constitutionnels, et c'est ce qui doit être !

Q. : Le fait que certains de vos romans ne sont en fait que des nouvelles remaniées est-il en rapport avec votre changement d'écriture au début des années 1960 ?

PKD : Pas vraiment... J'aimais prendre plusieurs histoires différentes et voir si je pouvais les incorporer les unes aux autres, de façon à n'en farce qu'un seul long récit. C'était pour moi comme un défi ! Je trouvais très excitant le fait de rapprocher trois nouvelles sans lien apparent, puis de les mêler, en y ajoutant bien entendu une trame de base, de façon à bien « lier » le tout. Le problème, c'est que j'ai fini par manquer de nouvelles, et qu'il m'a bien fallu alors imaginer des histoires complètes, sans partir d'anciens textes remaniés.

Q. : Marcel Thaon a dit à propos de vos romans: « l'oeuvre de Philip K. Dick est une suite de simulacres toujours renouvelée ». Ce thème du « simulacre » est-il votre préoccupation essentielle ?

PKD : Le thème du succédané — et pas seulement pour les humains —, de l'ersatz, me passionne depuis de nombreuses années. En fait, je crois bien que tout m'est venu de l'époque où je collectionnais les timbres, et que je me suis aperçu que la plus grande partie d'entre eux — les plus précieux d'ailleurs — étaient des faux ! J'en ai parlé à un marchand ; il m'a répondu que la contrefaçon était si parfaite qu'ils valaient bien l'original. Et j'ai trouvé cela fantastique : l'idée d'une contrefaçon tellement parfaite qu'elle puisse passer aux yeux de tous pour l'original ! Les Grecs avaient un mot pour qualifier cela : dokos. Le mot dokos faisait référence à une pièce de monnaie Imitant les vraies pièces de façon si probante qu'elle était autorisée à circuler ! Et c'est cela qui m'a fasciné ! Cette pensée dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Mon idée maîtresse est que le monde entier dans lequel nous vivons est dokos, une imitation très habile, très complexe et très sophistiquée. Mais derrière ce monde contrefait qui nous entoure se cache le monde réel, et la grande quête de l'homme consiste à crever cette contrefaçon étonnamment parfaite pour accéder au monde véritable qu'elle dissimule. La récompense de cette quête est la découverte du monde réel, dont la beauté est exceptionnelle ! Et voilà ma propre quête, au travers de mes écrits, le « thème » de mon oeuvre.

Q : Toutes vos histoires mettent en doute la réalité telle que nous la percevons. Pourquoi toutes ces questions sur la « réalité » des choses ?

PKD : Dans un certain sens, je viens déjà de répondre. Mais laissez-moi vous dire ceci: si vous admettez que ce monde est d'une certaine manière une « imitation », le mot même d'imitation implique qu'il y a quelque chose d'imité, qui peut fort bien être la réalité elle-même. Tous mes romans sont en fait des tentatives pour découvrir les différents moyens de passer au travers de l'imitation ; une sorte de voyage qui conduirait au-delà de la contrefaçon, vers la réalité authentique. Il existe bien entendu plusieurs manières d'y arriver : la drogue, la folie, le mysticisme, certaines formes de philosophie sont autant de moyens différents permettant d'accéder à cette réalité. Je crois qu'il existe encore d'autres voies et que, de temps en temps, nous est donnée la faculté d'entrevoir certains aspects de la « réalité vraie » derrière l'imitation. Tous mes livres montrent cette recherche. En fait, ils sont des symboles. Dans Au bout du Labyrinthe, par exemple, l'humanité vit dans un monde créé par des ordinateurs que l'homme en réalité a programmés afin qu'ils pourvoient à ses besoins et le rendent amnésique, de façon qu'il ne se souvienne pas qu'il vit dans un monde illusoire, fabriqué de toutes pièces. Je pense qu'à un certain niveau nous savons tous inconsciemment que le monde actuel n'est qu'une contrefaçon que nous essayons solidairement de conserver. Et je crois que tous, en tant qu'êtres humains, construisons cette illusion. Je ne crois pas que ce soit Dieu qui l'ait créée ; nous avons tous tramé et conspiré pour l'édifier d'un commun accord et y vivre mais il nous reste de nombreux souvenirs du monde réel dont nous connaissons l'existence. Par conséquent, je pense que mes romans rencontrent l'approbation du public parce que quelque chose en lui se réveille devant ce rappel obsédant.

Q. : Dieu est-il une illusion ?

PKD : Non. Dieu est l'entité qui nous a créés et nous a donné la faculté de nous abuser nous-mêmes. C'est le don le plus miséricordieux qu'il nous ait accordé. Je me joue peut-être à moi-même, en ce moment, la « comédie du croyant ». Si c'est le cas, je lui en suis reconnaissant. D'un autre côté, il se peut très bien que je vous la joue à vous et, dans ce cas, c'est à vous de lui être reconnaissant.

Q. : Peut-être, mais si je ne crois pas en Dieu ?

PKD : (Riant) Ça ne fait rien : lui croit en vous ! ce qui est beaucoup plus important. Car lui peut survivre au fait que vous ne croyiez pas en lui, mais vous ne pouvez pas survivre s'il ne croit, pas en vous !

Q. : Quelle est votre situation actuelle en tant qu'auteur de science-fiction aux États-Unis ?

PKD : Oh, je crois que je serais mieux considéré si j'étais un tas de merde ! Un jour, je suis entré dans une épicerie, et j'ai discuté avec un vendeur : il s'est avéré qu'il gagnait bien plus que moi, et c'était un apprenti qui venait tout juste d'être embauché ! Non, c'est seulement quand j'ai connu le succès en France que ma situation s'est améliorée. Mes droits m'ont rapporté pas mal d'argent. Sans cela, j'aurais été contraint de me reconvertir et d'exercer un « vrai métier ». C'est véritablement la vente de mes livres en France qui m'a permis de continuer à écrire de la science-fiction, et ce dès 1964 lorsque les éditions OPTA m'ont contacté. Je me serais sans doute tourné vers la vente. Au fait, je peux vous avoir des postes de télé à un prix dingue, si ça vous intéresse...

Q. : Harlan Ellison gagne très bien sa vie grâce à la télé !

PKD : Ouais. A l'origine, J'étais gérant d'un magasin de disques. C'est sans doute ce que le ferais à nouveau sans mon succès de France. C'est vraiment aux Français que je dois de pouvoir consacrer ma vie à mes romans et je leur en suis profondément reconnaissant. Comme Jésus l'a très bien dit : « Nul n'est prophète en son pays ! »... J'en ai vraiment marre de l'attitude du public américain vis-à-vis de la science-fiction. Il la considère comme un genre littéraire uniquement destiné aux adolescents, et qui rend le lecteur idiot. Et le plus beau, c'est qu'ils ont raison ! Un jour, j'ai dédicacé mes livres dans une librairie ; c'était la première fois que je rencontrais mes lecteurs : ils se sont tous révélés de parfaits crétins ! J'étais affreusement mal à l'aise. Ils n'étaient pas « normaux » et les plus bêtes étaient ceux qui admiraient le plus les livres que j'avais écrits ! Depuis ce jour je n'ai plus dédicacé un seul de mes ouvrages aux États-Unis. J'ai également cessé de me rendre aux Conventions car les fans américains... En fait, la science-fiction en Amérique est mise dans le même sac que les romans « à l'eau de rose ». On peut écrire un roman de science-fiction extrêmement sérieux, qui soulève de graves problèmes sociaux, philosophiques, théologiques : il sera mis comme les autres en vente dans les stations Greyhound ! De l'éditeur au distributeur, tous s'imaginent que c'est là seulement qu'il trouvera son public, ou bien dans les grandes surfaces. Et c'est parce qu'ils voient le marché là qu'ils le créent ainsi, quelle que soit la valeur intrinsèque de l'oeuvre ! Ce sont eux les responsables.

Q . : Ce n'est pas le cas en France.

PKD : Non, je sais.

Q. : Donc, votre oeuvre serait totalement « gâchée » aux États-Unis parce que la public n'est pas à même de la comprendre, de l'apprécier ?

PKD : Il y a quand même une exception : les étudiants, eux, sont prêts à admettre le sérieux et l'intérêt des romans de science-fiction. Quelques-uns de mes livres font l'objet de cours et Le Maître du Haut-Château est considéré comme l'exemple type du roman de SF moderne. Il y a donc un progrès et la science-fiction a maintenant droit de cité dans les milieux académiques. On voit la critique universitaire s'y intéresser : il y a dix ans à peine, c'était impossible aux États-Unis. Nous sommes vraiment très heureux de voir que nos livres ont été pris au sérieux en Europe : en Angleterre, en Espagne, en Hollande, mais principalement en France... Je pense qu'une des raisons pour lesquelles je suis si bien « accepté » ici c'est que j'ai appris l'art d'écrire au contact des romans réalistes de Flaubert, Balzac et Stendhal. En quelque sorte, c'est le roman français qui a déterminé ma manière d'écrire. Mon livre préféré est Le rouge et le noir. J'ai lu également les romanciers russes influencés par les Français, comme Tourgueniev, Dostoïevski... Donc ma réussite en France n'est peut-être pas due au hasard. J'adore Proust, Flaubert, mais c'est Stendhal que je préfère.

Q. : Vos héros ne sont-ils pas en fait des « anti-héros » ?

PKD : D'abord : qu'appelez-vous un héros ?

Q. : Disons un homme capable de survivre dans n'importe quelle condition, de résoudre n'importe quel problème...

PKD : Un « superman » ! Vous connaissez quelqu'un capable de faire ça, vous ? Se tirer de n'importe quelle situation, résoudre tous les problèmes. Qui peut le faire ? Avez-vous déjà rencontré quelqu'un de tel ? Je me refuse à imaginer des personnages de cette sorte car je n'en ai jamais rencontrés. Ceux qui m'intéressent sont des êtres humains « normaux » qui se débrouillent dans la mesure de leurs moyens pour résoudre leurs problèmes. J'admire mes personnages pour leur volonté et leur courage en face de la réalité et parce qu'ils sont incapables de triompher des événements. Regardez par exemple ce qui arrive à Julien Sorel dans Le rouge et le noir, regardez Madame Bovary ! Vous voyez ! Je n'ai aucune définition du héros à donner. Le héros tel qu'on peut le définir n'a plus la moindre dimension humaine, c'est une sorte de dieu, créé par un auteur. Je parlerais plutôt de « monstre ».

Q. : Quel rôle pensez-vous jouer dans le « mythe américain » ?

PKD : Mon plus cher souhait est d'en finir avec le « mythe américain » ! Le « mythe américain » dit surtout qu'avec de l'argent vous pouvez avoir le POUVOIR et que vous pouvez alors faire faire aux gens ce que bon vous semble. Et ceci est abominable ! Si l'on rejette le POUVOIR, l'argent a son utilité : avec l'argent, je peux aider mes amis. Mais utilisé comme moyen de parvenir à la puissance — pour montrer aux voisins que vous êtes quelqu'un parce que vous avez une piscine, etc. — c'est l'argent utilisé en « conspicious consumption »*. J'entretiens de très mauvaises relations avec le « mythe américain ». Un autre point de ce mythe, c'est l'idée étrange qu'il donne de la liberté : la liberté consisterait à être libre d'avoir un fusil et de vous en servir pour tuer le type qui vous fauche de l'essence ! C'est arrivé à l'un de mes amis. Terrible de penser qu'aux États-Unis un dollar d'essence vaut plus qu'une vie humaine ! C'est vraiment le signe de la décadence d'un monde, ce retour à la loi de la jungle... Les Américains ont une vraie passion pour les armes à feu...

Q. : Certains de vos récits sont des analyses de « situations sociales », comme dans Loterie solaire. Quel message peut-on y trouver ?

PKD : Cela vient de ce que le POUVOIR aux États-Unis est entre les mains des grandes firmes, des sphères militaires, et d'une « élite » qui est celle de la Côte Est et qui étend ses tentacules sur la plus grande partie de la planète ! Personne ne se trouve hors de portée de ce monstre. Je suis contre cet état de fait. Et je le dis.

Q. : Votre vision du monde occidental est plutôt pessimiste. Comment ressentez-vous ses problèmes sociaux ?

PKD : J'ai passé presque toute ma vie à Brooklyn**, vous comprenez ? Et aujourd'hui encore je n'éprouve qu'hostilité envers le Pouvoir économique et envers le Pouvoir politique fondé sur le Pouvoir économique ! J'ai pris dès l'enfance mes distances avec l'ordre établi. A l'âge de la maternelle, on me disait déjà de ne pas faire confiance à un gouvernement dont l'activité économique était la seule justification ! Mais mon point de vue n'est pas celui d'un « groupe » ou d'un « parti », et s'il apparaît dans Loterie solaire, c'est spontanément ! J'ai écrit ce livre en 54 ; il y a bien d'autres choses qui ne me plaisent pas maintenant.

Q. : Quels sont vos rapports avec votre « entourage » — éditeurs, famille, administration...?

PKD : Je n'ai aucun rapport avec mes éditeurs car tout passe par mon agent littéraire avec qui je travaille depuis vingt-six ans. Et tout va très bien. Quant à ma famille... J'ai eu surtout des problèmes avec ma mère. Elle ne pouvait supporter que je parle de prison, d'homosexualité, et tout ça... Je ne suis jamais allé en prison et je n'ai jamais été homosexuel, mais elle disait que je la ferais mourir !... Avec mes femmes, cela s'est un peu mieux passé. Elles se sont montrées un peu plus compréhensives que ma mère, mais elles auraient toutes souhaité que je fasse un vrai « métier ». Elles lisaient rarement mes livres et ne s'intéressaient pas à mon travail. Celle avec qui j'étais quand j'ai écrit Le Maître du Haut-Château m'avait fait remarquer « qu'un truc comme ça, ça ne prendrait jamais ! » Enfin, vous voyez, dans l'ensemble c'est assez décevant. C'est peut-être pourquoi on trouve dans mes romans des épouses qui persécutent leurs maris. C'est un peu ma revanche. Dans quelques siècles, mes lecteurs me plaindront en disant : « le pauvre homme, il avait vraiment tous les malheurs : marié à une femme horrible, fou, drogué, homosexuel et pour couronner le tout criminel ! »... Et, bien entendu, aucune de mes femmes ne s'est jamais sentie visée par ces personnages. II faudrait peut-être, pour compenser, que je mette en scène un jour une femme admirable aux côtés d'un homme particulièrement ignoble !... De plus, les femmes qui me critiquent sont justement celles qui correspondent le plus à mes modèles. Leur laideur est sans doute un châtiment de Dieu pour les punir de leurs défauts ! (un silence).
      A mon tour de vous poser une question : comment croyez-vous qu'a été créé le monde ?

Q. : Peut-être par hasard !

PKD : Oh ! Nous avons découvert une nouvelle divinité (rires). Un de mes amis avait fait publier un ouvrage dont l'un des chapitres commençait par « Mon Dieu ! » ou plutôt « Jésus ! » : l'éditeur a mis à la place « Whoo ! » Nous en avons donc déduit qu'il existait un dieu qui l'appelait « Whoo ! » et qu'il fallait l'adorer avec plus de ferveur que Jésus. On peut parler maintenant du Père, du Saint-Esprit et de « Whoo ! » mais « Whoo ! » est probablement le plus puissant dans le tas. Tout cela est plus important qu'on ne pourrait le croire !

Q. : Vous dénoncez souvent la main-mise d'une puissance extérieure sur l'homme ?

PKD : Par « puissance extérieure », entendez-vous les puissances politiques, sociales ?

Q. : Pour la plupart, oui.

PKD : Eh bien, toute mon expérience se rapporte au gouvernement des États-Unis. Depuis Roosevelt, le gouvernement américain n'avait cessé de prendre de l'extension et de s'immiscer dans la vie privée des gens ; il était devenu beaucoup trop puissant. Puis, il s'est opéré un renversement. Pour moi, 1974 marque un tournant décisif car ce pouvoir terrifiant s'est trouvé alors réellement « contré ». La surveillance des citoyens politiquement suspects s'est interrompue et on peut dire que le jour où ces pratiques ont cessé, on s'est senti vraiment tout autre ! A présent, si je devais recommencer mes livres, je ne les écrirais plus comme avant 1974. Tous mes romans reflètent cette sensation d'écrasement par un ordre à la fois invisible et tout puissant. Avant, la CIA pouvait se permettre de lire mon courrier pour « raison d'état », ou par décision de « l'autorité militaire ». Maintenant, c'est très différent: il faut vraiment avoir commis un délit pour être arrêté. Autrefois, il suffisait de porter les cheveux longs, d'aimer le rock, pour être embarqué par la Police ; ce n'est plus le cas, il faut voler de l'argent ou un truc de ce genre, pour avoir des ennuis. Et cela est vrai aussi en Union Soviétique. Je me souviens de l'interview d'une ancienne espionne russe qui disait qu'autrefois il n'y avait pas besoin de commettre un délit pour être arrêté. A présent, il faut vraiment faire quelque chose d'illégal ou avoir des « activités subversives » pour se retrouver en prison. Et elle soulignait qu'il était quasi impossible de se représenter les progrès accomplis depuis Staline.

Q : Gérard Klein dit que vous exprimez « la sujétion du technicien aux monopoles ». Qu'en pensez-vous ?

PKD : Je suis d'accord. Toute la recherche scientifique dépend de la puissance financière des grosses boîtes. Mais je rien fais pas ma préoccupation essentielle. Je le mentionne. Les grandes firmes ont de l'argent, et la recherche a besoin d'argent. Son coût est si élevé aujourd'hui qu'il faut à tout prix que quelqu'un accepte d'en supporter la charge. Le temps d'Edison est passé. Cette volonté de financer la recherche n'est pas le plus mauvais côté des grandes compagnies...

Q. : D'une manière générale, vos personnages sont écrasés par le système en place. Alors, qui tient les commandes ?

PKD : Je pense que c'est un « groupe » précis formé par une élite originaire de la Cote Est. Bien pensante, études dans les meilleures universités... Et, avec ce groupe, les industriels, les militaires, le monde bancaire... Il existe un deuxième centre, c'est le vieux Sud. Les Sudistes ont longtemps détenu un immense pouvoir aux États-Unis. Et ce pouvoir renaît avec Jimmy Carter. Son arrivée à la tête du pays est extrêmement importante. C'est en fait le Sud qui reprend les commendes de l'État politique. C'est ainsi que peu à peu las postes clés seront occupés par des technocrates du Sud, d'Alabama ou d'ailleurs. Les planteurs du Sud ont déjà fait une guerre contra les capitalistes du Nord, mais il y a toujours eu ce fameux « groupe » constitué par les financiers de la Côte atlantique, et dont Nixon est probablement le représentent typique... Ceux du Sud sont ignorants, vraiment ignorants, et la « bande à Nixon » méprisait leur manque d'éducation. Cependant, elle s'est révélée totalement inapte à l'exercice du Pouvoir, alors que les Sudistes vont montrer leur valeur. Ils sont humains. « La bande à Nixon » n'avait même pas ça pour elle.

Q. : Vos récits se déroulent presque tous dans un futur assez proche. Pour un écrivain vivant dans un pays « neuf », quelle est l'importance du passé ?

PKD : C'est peut-être parce que nous n'avons pas de passé historique que nous sommes tellement fascinés par l'avenir. Cela expliquerait le grand nombre d'écrivains de science-fiction aux États-Unis. Mais je ne pense pas que les Américains aient réellement conscience de l'absence de tout passé culturel. Quand j'habitais l'Est, nous faisions couramment référence à des événements datant du XVIIo siècle et nous pensions posséder un passé culturel... Nous nous référons très souvent à nos origines européennes. Ainsi, moi, je m'intéresse énormément à la Guerre de Trente Ans.

Q. : Une dernière question. Pensez-vous qu'un Pouvoir tel que celui représenté dans un film comme Rollerball est à envisager dans l'avenir ?

PKD : Oh, certainement. Je suis catégorique. C'est tout à fait possible ! C'est un des films les plus réalistes que je connaisse.

Q. : Merci.

PKD : Merci aussi pour vos questions très intéressantes.

Metz, le 31 septembre 1977.


(*) (N.d.T.) « Conspicious Consumption » : mot-notion dérivée de celle de « conspicious waste » de Th. Webler, « The theory of the leisure class » - 1899 (= « consommation de prestige »). [Retour au texte]
(**) (Note du webmaitre) PKD a sans nul doute prononcé « Berkeley » et les intervieweurs, peu au fait de la biographie de l'auteur, auront confondu... [Retour au texte]


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