Une courte interview philosophique de Philip K. Dick, par Frank C. BERTRAND

      L'interview qui suit a été menée par courrier en janvier 80. Prévue comme le début d'une discussion d'exploration longue et approfondie, à la fois de l'intérêt de P.K. Dick pour la philosophie et des manifestations de cet intérêt dans ses romans et ses nouvelles, elle tourna court suite à un désaccord sur la meilleure manière de la poursuivre, par courrier ou par téléphone. Ce que dit P.K. Dick est néanmoins un survol bref mais instructif de son intérêt pour la philosophie.

FB : J'aimerais commencer par une question bateau, mais formulée un peu différemment. Comment définissez-vous la SF ? En posant cette question, je cherche à obtenir non pas une définition comme pourrait en donner le dictionnaire, mais plutôt ce qui vous fait dire, à la lecture d'une oeuvre de fiction, qu'il s'agit de science-fiction.

      PKD : La SF présente sous forme de fiction une vision excentrique du normal, ou une vision normale d'un monde qui n'est pas le nôtre. Les histoires qui se passent dans l'avenir ou sur d'autres planètes ne sont pas toutes de la SF (certaines sont des aventures dans l'espace), et il existe de la SF qui se déroule dans le passé ou le présent (les voyages dans le temps ou les histoires de mondes parallèles). Il ne s'agit pas d'une copie du monde réel. Au centre de la SF, il y a l'idée de dynamisme. Les événements évoluent à partir d'une idée qui a un impact sur les créatures vivantes et leur société. L'idée doit toujours être originale. C'est le coeur de la SF, y compris de la mauvaise. Le fait que les événements concordent avec des vérités scientifiques connues distingue la SF de la Fantasy. La bonne SF dit au lecteur quelque chose qu'il ne sait pas à propos d'un monde possible. Ainsi, la nouveauté (l'idée du roman) et le monde possible (le décor) sont tous deux des inventions de l'auteur et non des descriptions. Finalement, la SF rend concret ce qui sinon aurait été une abstraction intellectuelle ; elle le fait en localisant l'idée en un lieu et un temps spécifiques, et ce temps et ce lieu doivent être inventés. Il n'est pas nécessaire que les personnages soient différents des personnages non-SF ; c'est ce qui leur arrive, ce à quoi ils ont affaire, qui diffère.

FB : Pourquoi y a-t-il science-fiction ? C'est-à-dire, pourquoi en écrit-on, pourquoi en lit-on ? La littérature serait-elle meilleure ou pire sans elle ? Quelle fonction remplit la SF dans la littérature et pour ceux qui choisissent d'en lire ou d'en écrire ?

      PKD : La SF existe parce que le cerveau humain a soif de stimulation sensorielle et intellectuelle plus que de tout le reste, et la vision excentrée — ainsi que le monde inventé — fournit continuellement une telle stimulation. On en écrit parce que le cerveau humain est naturellement créatif, et que créer l'univers d'une histoire de SF exploite l'imagination humaine à l'extrême ; la SF est par conséquent le produit ultime de et pour l'esprit humain. La fonction psychologique de la SF est de libérer le lecteur du monde réel où il vit ; elle déconstruit le temps, l'espace, la réalité. Celui qui en lit a probablement des difficultés d'ajustement à son monde, quelle qu'en soit la raison ; peut-être le devance-t-il en termes de perceptions et de concepts, ou peut-être est-il simplement névrotique, ou encore a-t-il de l'imagination à revendre. À la base, il aime la pensée abstraite. Il a aussi le sens de la magie de la science : la science dans son aspect non utilitaire, mais d'exploration. L'écrivain de SF a en sa possession des idées qui n'ont pas encore abouti à l'écriture ; son esprit est une extension du corpus de la SF déjà écrite. il est la sonde de la SF projetée vers le futur, son avant-garde. Il n'y a pas une grande différence entre lire et écrire de la SF. Il y a, dans les deux cas, joie par la nouveauté de l'idée1.

FB : Pourriez-vous raconter les débuts de votre intérêt pour la philosophie ? Prend-il son origine dans un cours en particulier, dans un livre, dans une idée ? Ou vient-il d'un professeur ? À l'Université, avant, après ?...

      PKD : J'ai commencé à m'intéresser à la philosophie au lycée lorsque je me suis aperçu que tout espace était de la même taille ; seules diffèrent les limites matérielles qui l'entourent. Un peu plus tard, je me suis rendu compte (et je l'ai retrouvé plus tard chez Hume) que la causalité était une perception de l'observateur et non une donnée de la réalité externe. À l'université, il fallait lire Platon et cela m'a amené à prendre conscience de la possibilité de l'existence d'un monde métaphysique au-delà ou au-dessus du monde sensoriel. J'en vins à comprendre que l'esprit humain pouvait concevoir un royaume dont le monde empirique serait un épiphénomène. Je finis par croire que, d'une certaine manière, le monde empirique n'était pas vraiment réel, du moins pas aussi réel que le royaume archétypal au-delà de lui. Arrivé à ce point, je désespérais de la véracité des données de nos sens. Ce qui m'amena, roman après roman, à m'interroger sur la réalité du monde dont rendent comptent les systèmes de perception des personnages. Pour finir, ces décennies de scepticisme me conduisirent à adopter un point de vue de panthéiste acosmique.

      FB : Une fois éveillé votre intérêt pour la philosophie, comment l'avez-vous approfondi ? Quels livres avez-vous lu au début ? Avez-vous suivi des cours de philosophie, et si oui, lesquels ?

      PKD : J'ai quitté très tôt l'Université pour me mettre à écrire, en approfondissant tout seul mon intérêt pour la philosophie. Mes sources principales étaient des poètes, plutôt que des philosophes : Yeats, Wordsworth et les poètes métaphysiques anglais du XVIIo siècle, Goethe, puis évidemment des philosophes comme Spinoza, Leibnitz et Plotin. Ce dernier m'a énormément influencé. J'ai d'abord lu Alfred North Whitehead et Bergson et acquis de bonnes bases en philosophie processuelle. J'avais commencé à suivre des cours d'initiation générale à la philosophie à l'Université de Berkeley en Californie, mais on m'a demandé d'arrêter quand j'ai commencé à poser des questions telles que la valeur pragmatique du platonisme. Les pré-socratiques m'ont toujours fasciné, en particulier Pythagore, Parménide, Héraclite et Empédocle. J'ai toujours la même vision de Dieu que Xénophane. Puis, mon intérêt pour la philosophie s'est petit à petit transformé en intérêt pour la théologie. Comme les anciens grecs, je crois au panpsychisme. Parmi tous les systèmes métaphysiques que j'ai rencontrés dans la philosophie, j'ai trouvé mes plus grandes affinités avec celui de Spinoza, avec sa maxime : « Deus sive substantia sive natura » (Dieu qui est réalité qui est nature), qui pour moi résume tout. Après avoir flirté pendant des années avec le bithéisme, je me suis mis au monothéisme ; je considère même le christianisme puis, plus tard, le judaïsme comme profondément dualistes et, par conséquent, inacceptables. Pour moi la vérité fut exprimée pour la première fois (à notre connaissance) par Xénophane de Colophon, un Ionien, lorsqu'il a déclaré : « Il y a un dieu qui n'est semblable en rien aux créatures mortelles, ni par sa forme corporelle, ni par la pensée de son esprit. Tout en lui voit, tout en lui entend. Il est toujours immobile en un même lieu, il ne lui convient pas de se déplacer, ni d'une manière ni d'une autre. Mais, sans effort, il manipule toute chose par la pensée de son esprit. » Mon intérêt pour Pythagore naquit de la lecture de l'Ode de Wordsworth, et de là je suis passé au néo-platonisme et aux présocratiques. L'Aufklärung allemand m'a influencé, en particulier Schiller et ses idées sur la liberté ; j'ai lu son Histoire du soulèvement des Pays-Bas et sa trilogie Wallenstein. Le point de vue de Spinoza sur la valeur de la démocratie m'influença aussi. J'ai particulièrement étudié la Guerre de Trente Ans et les problèmes qu'elle impliquait, et j'éprouve de la sympathie pour le camp protestant, en particulier pour ces Hollandais si vaillants. À 21 ans, j'ai écrit un texte sur la supériorité du système gouvernemental américain de contrôle et d'équilibre2, en le glorifiant par rapport à tous les autres systèmes de gouvernement des temps modernes ou de l'antiquité. J'en avais envoyé une copie au gouverneur de Californie alors en fonctions, Earl Warren, et voici ce qu'il m'a répondu : « Comme c'est agréable de recevoir une telle appréciation du gouvernement pour lequel tous nous travaillons et que tous nous servons. Vous n'êtes sans doute pas le seul à éprouver un sentiment aussi profond, mais peu savent l'exprimer avec autant de clarté. J'ai reçu beaucoup d'autres lettres, tout au long de ces années au service de la population, mais à coup sûr la vôtre est pour moi un événement unique ». C'était en 1952, à l'époque de la publication de mes premières histoires. Cela coïncide, par conséquent, avec mon apparition en tant qu'écrivain dans le monde de la SF.



(1) : PKD se livre ici à un jeu de mots sur novel idea, à la fois idée neuve et idée du roman. Idée nouvelle et idée de la nouvelle ? (N.d.T.) [Retour au texte]
(2) : Système de contrôle mutuel, garanti par la Constitution, qui est l'un des principes fondamentaux du gouvernement américain. Il a été élaboré afin que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire n'accumulent pas trop d'influence les uns par rapport aux autres. (N.d.T.) [Retour au texte]


© 1986 Frank C. BERTRAND, publié avec son aimable autorisation. On peut trouver la version originale de cette interview sur le site philipkdick.com.
Traduction française © 1986, Sylvie LAINÉ, parue en septembre 1986 dans le no 41 de Yellow Submarine. Merci à son cap'tain André-François RUAUD de m'avoir transmis le texte et à Sylvie de m'avoir autorisé à retoucher et à republier sa traduction.

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