INTERVIEW

    (Voir la liste des autres articles, chroniques et critiques republiés sur le site.)

    Bernard Blanc et Yves Frémion ont eux aussi eu la chance de rencontrer Dick au festival de Metz en 1977 (voir J'ai vu Philip K. Dick de mes yeux). Leur interview n'est parue qu'en mars et avril 1981, dans les numéros 5 et 6 de la revue SF & Quotidien. Je la reproduis ci-dessous (avec l'introduction) avec leur aimable autorisation, dont je les remercie. Merci aussi à Laurent Tchilian qui m'a déniché ce texte dans ses archives !



HUMEUR POUR SERVIR D'INTRODUCTION
À L'EXCEPTIONNELLE INTERVIEW DE PHILIP K. DICK PRÉSENTÉE ICI

     J'ai longuement causé avec Dick au Festival de SF de Metz en 1977. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Dick existe réellement en chair et en os. Je l'ai pincé. Il a crié. C'est un indice suffisant, je crois.
     À l'époque Dick était en pleine crise mystique. Il changeait chaque jour de croix qu il mettait bien en évidence sur sa poitrine. La conférence qu'il a prononcée le 24 septembre 77 a stupéfié les auditeurs. Dick, comme aujourd'hui Bob Dylan, Patty Smith et quelques autres illuminés, s'est donc mis à lécher les pieds du Petit Jésus. On espère que la médecine moderne va rapidement trouver un remède miracle a cette épidémie qui s'étend presque aussi vite que jadis le choléra.
     Les avis sont partagés : peut-être Dick avait-il monté tout un numéro pour se moquer des petits français et rigolait-il comme un fou clans son for intérieur. Peut-être était-il sérieux... Comment savoir ? J'ai essaye de le convaincre d'entrer quelques jours en clinique psychiatrique pour qu'on étudie le phénomène, mais il a refusé.
     Avec un pareil personnage, il fallait de toute façon s'attendre au pire. Quand on écrit sans relâche des histoires sur le trucage du réel, c'est normal qu'on débloque un peu de temps a autre. Dick adore les histoires de tiroirs dont on ne touche jamais le fond et s'est spécialisé dans la littérature style « poupée russe ». Impossible, donc, de lui en vouloir ; qu'il continue à délirer en paix, nous lui pardonnons, puisqu'il nous offert sans rechigner quelques-uns des plus beaux livres de la SF mondiale...
     Surtout que Dick ne décroche pas tout le temps. S'il délirait en public à cette époque, en privé, dans sa chambre d'hôtel, il savait très bien ou il allait, et il nous a raconté des histoires particulièrement intéressantes sur la politique, les flics, le maccarthysme, la censure, et ses paranos. Vous trouverez ici (sur deux numéros parce que c'est très long) l'interview intégrale qui prouve définitivement que Dick sait où il va, même quand il se touche avec son crucifix.
     En espérant que ça vous donne envie de relire quelques grandes oeuvres du Maître, Simulacres, Ubik et La vérité avant-dernière et de découvrir le tout récent roman exhumé par Gérard Klein en Ailleurs et Demain (Robert Laffont) Glissement de temps sur Mars, un roman quasi-inconnu publié en 1962. Avec une mention spéciale pour Le livre d'or de Philip K Dick (Presses-Pocket) composé avec amour par Marcel Thaon.
Bernard BLANC



Pouvez-vous décrire en termes politiques et économiques la société vers laquelle vous pensez que nous nous dirigeons ?

     On a assisté ces dernières années à un formidable soulèvement contre les régimes tyranniques du monde occidental, je veux parler de la Grèce, de l'Espagne, du Portugal et en particulier des Etats-Unis où la tendance à un terrible renforcement de l'état policier a été brutalement interrompue en 1974. Je pense qu'avec la fin de la guerre du Vietnam les Américains ont compris qu ils préféraient de beaucoup avoir un gouvernement pacifique qui ne se mêle pas de leur vie privée, qui ne les espionne pas, qui ne surveille pas leurs activités politiques Les Américains sont par essence apolitiques, tout ce qu ils veulent c'est qu'on les laisse tranquilles, et je crois qu'ils ont pris conscience avec horreur que ce n était pas le cas, que leur gouvernement ne leur laissait aucune indépendance Je crois que maintenant qu'ils savent ce que c'est que de vivre dans une société ou les dirigeants en savent plus sur leurs sujets que les sujets sur eux-mêmes, on va assister à un terrible renforcement de l'individualisme américain, du désir de ce peuple d'avoir une vie privée non soumise à l'influence du gouvernement J espère que cette tendance va s'accentuer.
     Au début notre pays était gouverné par l'aristocratie du Sud, les virginiens comme Thomas Jefferson, qui étaient beaucoup plus indulgents, beaucoup plus bienveillants que les gens de Nouvelle Angleterre. Cette aristocratie du nord, d'une intolérance farouche, a succédée l'aristocratie du sud. Puis récemment les Américains ont vu naître une troisième force politique, celle de la cote ouest de la Californie, les gens du pays de l'orange, qui étaient complètement dépourvus d'idéologie, cupides, avides de pouvoir, sans aucun scrupule, sans aucune moralité Les Américains ont été tellement choqués quand ils ont réalisé cela qu'ils ont brutalement remis en question la vie politique de ces trente ou quarante dernières années et qu ils sont revenus au bon vieux style gouvernemental du Sud. Je pense que grâce à son prestige dans le monde et à son énorme pouvoir, l'Amérique va favoriser la mise en place de gouvernements plus indulgents, plus tolérants, plus démocratiques, dans les autres pays, et que la tendance qu'elle a eu d'installer des dictatures et des régimes totalitaires comme ça a été le cas au Chili, au Guatemala, en Bolivie, en Argentine et au Brésil, que cette tendance donc va être inversée et que le gouvernement américain ne soutiendra plus les groupes fascistes d'extrême-droite, ne les aidera plus financièrement, ne leur accordera plus son prestige. Je pense et j'espère que c'est ce qui va se passer.


Pensez-vous être un élément représentatif du peuple américain ?

     Au début des années soixante les gens comme moi constituaient l'exception. Opposés à la croissance de l'état policier, au renforcement de l'armée nous étions considérés comme des ennemis du pays. Nous étions une minorité. Mais durant ces dernières années une portion importante du peuple américain la « Middle America » (c'est le terme que nous utilisons pour nous référer à l'Américain moyen) a été amenée, aussi incroyable que cela puisse paraître, à adopter notre point de vue, de telle sorte que nous ne constituons plus l'exception Des gens plus âgés, considérés comme des conservateurs, expriment maintenant des idées qui étaient autrefois l'apanage exclusif des hippies et des tenants de la contre-culture. Et ça c'est très important. L'Américain moyen, l'Américain conservateur a effectivement adopté des points de vue que prônaient des gens comme moi. C'est juste une question de temps Nous étions l'avant-garde, mais maintenant l'énorme masse du peuple américain nous a rattrapés.


Pensez vous qu en tant qu'en tant qu'écrivain de science fiction, vous avez participé à cette évolution dans les moeurs politiques et dans les mentalités ? (la question était en fait  : pensez-vous pouvoir louer un rôle dans l'évolution des moeurs politiques etc mais elle a mal été comprise par P K Dick)

     La science-fiction a lamentablement échoué dans son rôle d'attirer l'attention du public sur les abus, tant politiques qu'économiques et sociaux (je ne me mets pas en dehors du lot). Nous étions tellement persuadés que le futur que nous décrivions était imaginaire qu'il ne nous est jamais venu à l'idée de nous intéresser à notre propre société et de l'analyser telle quelle était, telle qu'elle est. Il y a bien sûr quelques exceptions comme 1984 ou Le meilleur des mondes, mais je pense que ce genre de romans aurait dû constituer la règle et non pas l'exception. Je considère que je fais partie de ceux qui n'ont pas su voir les terribles abus dont était victime alors notre société. Une des raisons qui nous ont fait ignorer ces abus était la peur des représailles policières Ça c'était à l'époque du Maccarthysme, c'est-à-dire tout à fait au début des années cinquante, ou pour être plus précis à partir de 1949. Nous vivions dans la terreur permanente d'être soupçon nés par McCarthy et d'être déferrés devant la « House on American Activities Comity  ». Je me souviens que dès 1953 des agents de la « Red Squad » venaient m'interroger pratiquement toutes les semaines. Ils épiaient mes agissements, ceux de ma femme, de nos amis. Ça a duré des mois. Et cette pratique était très répandue à l'époque.
     Après, cette surveillance policière intolérable a continué, mais sous une forme plus sophistiquée Les organisations libérales de gauche étaient truffées d'informateurs à tel point qu un agent du F.B.I. me confia un jour que plus de la majorité des membres de ces organisations étaient en fait des informateurs du F.B.I. Et ça fait un drôle d'effet quand on réalise les moyens dont dispose la police pour surveiller vos moindres faits et gestes En 1953 le F.B.I. m'a proposé de m'offrir un voyage à Mexico parce que de nombreux communistes américains s'y étaient réfugiés pour fuir la police des Etats-Unis. J'avais eu le malheur de leur dire que j'aimerais bien visiter cette ville. Ils m'ont immédiatement proposé de payer toutes mes dépenses. Ils me demandaient seulement en échange de leur faire à mon retour un rapport sur les agissements de la gauche américaine à Mexico. Ce genre de chose vous paralyse complètement. La plupart du temps ça agit ça agit sur l'inconscient de l'écrivain. Je crois sincèrement que cette présence policière a influencé les auteurs de SF américains sans qu'ils s'en rendent vraiment compte. Je ne citerai pas de nom, mais je connais un auteur de science fiction assez réputé qui s est avéré être un agent secret de la police américaine. Vous seriez surpris si je vous disais de qui il s agit. Mais il faut avouer que nous avons fait preuve d une grande lâcheté.


Mais ensuite, dans les années soixante soixante-dix ?

     Le vide laissé par la mort de McCarthy a été immédiatement comblé par le F.B.I. Dès 1964 j'ai réussi à obtenir de responsables de la C.I.A. l'aveu involontaire qu'ils avaient des agents opérant en territoire américain, ce qui était parfaitement illégal.
     Je pense que les auteurs de SF américains étaient non seulement lâches mais en plus incroyablement naïfs. Ils vivaient dans un monde féerique. Puisqu'ils traitaient de l'imaginaire, ils avaient tendance à vivre dans l'imaginaire.
     Il faut ajouter à tout ça que la plupart des auteurs de science fiction étaient des amis de l'establishment. Je pense à Hyman, Poul Anderson, Balsmorth. La science-fiction ne comptait pas beaucoup de gens de gauche dans ses rangs. Si vous me demandiez à brûle-pourpoint de vous citer le nom d un seul écrivain de gauche dans les années soixante, je serais bien embarrassé. Non, même à la réflexion, je n'en vois aucun. Tom Disch a dit que mon roman Loterie Solaire était le seul roman de science-fiction qui pourrait trouver grâce aux yeux des marxistes. Pourtant on ne peut pas dire que ce soit un roman très engagé.


Est-ce qu'il existait une censure de la part des éditeurs ?

     Pas vraiment. Aussi horrible que cela puisse paraître nous étions nos propres censeurs. Quelque chose dans notre cerveau nous interdisait de parler de certains sujets. C était pareil pour les éditeurs, à l'exception toutefois de Horace Gold qui éditait Galaxy. II était très libéral, extrêmement progressiste, et avait une influence très positive dans le domaine de la science-fiction II a permis aux écrivains libéraux de s'exprimer Mais c'était surtout avant la guerre du Vietnam, ce qui fait que l'antimilitarisme n'a pu apparaître dans la science-fiction parce que quand les Américains ont commencé à prendre conscience de l'horreur de cette guerre, Horace Gold n était déjà plus éditeur de Galaxy.


Pourtant en France votre travail apparaît comme un travail politique.

     Les préoccupations qui apparaissent dans mon oeuvre ne résultent pas d'un parti délibéré d'engagement politique de ma part. En fait deux choses ont influencé mon travail. D'abord je suis né et j'ai grandi à Berkeley. À ma connaissance, il n'y a que trois ou plutôt quatre auteurs de science fiction qui sont nés à Berkeley  : Poul Anderson, Jack Vance, Tony Gatcher* et moi-même. De ces quatre auteurs, je suis le seul à avoir été impliqué dans les mouvements des étudiants de gauche de l'Université de Californie. Ma femme faisait partie des jeunesses socialistes et la plupart de mes amis étaient socialistes, marxistes et de gauche en général. Ça faisait partie de ma vie.
     Ça n'avait rien à voir avec mon travail d'écrivain, mais ça ne pouvait ne pas transparaître dans mes romans Le fait de grandir à Berkeley, et de faire partie de cette culture (par exemple j'assistais à des Meetings politiques alors que j'étais encore lycéen) a obligatoirement influencé mon oeuvre. En fait j'avais la même vision du monde et du gouvernement américain qu'un authentique contestataire de Berkeley. Je ne me forçais pas à faire passer certains messages dans mes livres. Mais la culture et l'idéologie anti-Establishment des étudiants de Berkeley faisait partie de ma vie. C était mon monde. II est certain que l'expérience unique qu'a constitué Berkeley aux Etats Unis a été pour moi décisive. Si j'étais né dans l'Ohio, ou dans un petit bled du Nevada, je n'aurais probablement pas eu le même point de vue.


Ça se passait a quelle époque  ?

     Eh bien en gros à partir de 1940, pendant la deuxième guerre mondiale. Je faisais une propagande acharnée pour l'Union Soviétique. Quand j'allais au lycée, j'avais toujours sur moi un exemplaire de la constitution russe. J'ai failli me faire renvoyer à cause de mes activités politiques. Donc j'ai commencé à m'intéresser à tout ça quand j'avais une quinzaine d'années. J'étais déjà très à gauche et ça apparaît dans mes livres. Mais je n'ai jamais eu l'intention d'utiliser mes livres pour véhiculer des idées politiques. Ce sont mes idées politiques qui ont influencé mon travail parce qu'elles préoccupaient mon esprit. Plus tard j'ai pris conscience que l'Union Soviétique était un état policier dictatorial. J'ai appris les terribles purges des années trente. Mais avant cela, j'étais complètement naïf, ce qui explique pourquoi le F.B.I. s'est intéressé à moi. Donc plus tard j'ai été amené à condamner le stalinisme mais je continuais a croire au socialisme à travers Cuba et la Chine, et je suis toujours très attaché à la cause de la révolution socialiste dans le monde, même si je ne considère plus la Russie comme la principale force progressiste. on oeuvre était imprégnée de ces idées sans que j'en ai réellement conscience. Je vais vous donner un exemple  : très souvent mes personnages sont des gens plutôt pauvres qui ont des petits boulots mal payés. Et c est certainement parce que j'ai plus d'affinités avec les travailleurs manuels, les artisans qu'avec les intellectuels. Mes sympathies vont vers la classe ouvrière. Voilà un exemple de l'influence de mes idées politiques sur mon travail d'écrivain. Quand j'étais jeune nous chantions des chansons qui se terminaient par des vers dans le genre « parce que toi aussi tu es un travailleurs ». J'éprouve toujours le même respect pour le travail manuel et la même méfiance à l'égard du savant en blouse blanche, personnage de prédilection de la plupart des auteurs de science-fiction, ou encore du technocrate. Je considère qu ils représentent une dangereuse force réactionnaire et je déplore leur mépris pour les travailleurs. J'ai toujours les mêmes sympathies pour le prolétariat. Mais tout ça a imprégné mon oeuvre sans que j en ai réellement conscience. Ça s'est fait automatiquement, spontanément. Mes personnages sont des travailleurs, et je les dépeins comme des êtres pleins de dignité parce que c'est comme ça que je les ressens. Je me considère moi-même comme un travailleur manuel. J'ai toujours dit que j écrivais avec mes mains, pas avec mon cerveau. Pour moi écrire est un travail manuel, pas intellectuel.


La dignité du travail c'est aussi peut-être un certain thème de prédilection pour cette Middle America dont on parlait tout à l'heure.

     Le thème de la dignité du travail fait effectivement partie de l'ideologie protestante On le trouve même dans l'Allemagne Nazie. Et c est sans doute ce qui a permis à mes romans d être publiés aux Etats-Unis sans que les éditeurs et les lecteurs ne les considèrent comme des romans subversifs. Mais je crois qu ils étaient véritablement subversifs dans leur critique du système américain. J'ai exprimé dès le début une profonde aversion pour le capitalisme et les grands monopoles qui selon moi ont rabaissé et humilié l'être humain.


Quelle est votre popularité dans les pays de l'Est ?

     On m'a dit que j'étais le troisième écrivain de science-fiction américain pour le nombre de livres publiés en U.R.S.S. Je ne l'ai pas vérifié et je ne peux donc pas l'affirmer. Ce dont je suis sûr, par contre, c'est que j ai trois romans édités en Pologne et quelques-uns en Hongrie et en Yougoslavie.


Il semble que ce soit Kurt Vonnegut l'auteur américain le plus publié en Russie ?

     Les éditeurs russes le font passer pour un écrivain foncièrement anti-américain. II y a à propos de la science-fiction une controverse entre les dissidents soviétiques et les éditeurs. Les éditeurs prétendent que la science-fiction constitue une condamnation du système capitaliste américain. Les dissidents eux affirment qu elle condamne tout système de type Stalinien.


Cette controverse s'applique sans doute aussi à vos romans. A qui donnez-vous raison (Au passage Bernard Blanc cite la nouvelle Foster, vous êtes mort ! P.K. Dick répond : Ce roman a été conçu comme une attaque délibérément partisane contre le capitalisme américain. Je considère Booning comme un nihiliste qui rejette tout système. Au fond, c'est un misanthrope).

     Bon je vais prendre comme exemple un de mes romans : Le prisme du néant. Ce roman peut être considéré à juste titre comme une critique du système américain, de l'appareil gouvernemental américain. Mais on peut tout aussi légitimement le considérer comme une critique de l'appareil gouvernemantal russe, ou de celui de l'empire romain. En fait, il constitue une critique universelle de tout état policier autoritaire sans mettre l'accent sur aucun pays en particulier. Le point de vue que j'exprime est beaucoup plus anarchiste que doctrinaire. Certains marxistes ont dit de moi que j étais subversif vis-à-vis du système capitaliste Mais je suis tout aussi subversif vis-à-vis d'un gouvernement marxiste bureaucratique et centraliste. En tant qu'écrivain, être considéré comme un ennemi par un gouvernement prouve que ce gouvernement ne fait pas confiance à son peuple. Et tout gouvernement qui ne fait pas confiance à son peuple mérite d'être renverse parce qu'il admet implicitement qu'il n'a aucune légitimité.
     La légitimité d'un gouvernement doit être fondée sur les désirs de son peuple. Le gouvernement doit être au service de la population. Quand c'est l'inverse qui se produit, je ne me préoccupe pas de savoir si le gouvernement en question est socialiste, communiste ou capitaliste pour en dénoncer les abus. Mais comme je vis dans un système capitaliste, j'ai plutôt tendance à dénoncer les abus du capitalisme. Les critiques contenues dans Le prisme du néantLe prisme du néant par exemple pourraient s'adresser à n'importe quel pays, notamment au Chili. Il est probable que mes sympathies pour le socialisme et le communisme sont dues à mon aversion pour les grands monopoles qui régissent notre pays plutôt qu'à une réelle connaissance de ce que produirait une gestion de type socialiste. Les Américains ont une tradition d'individualisme. Ils ont montré par le passé qu'ils souhaitaient que leur gouvernement soit aussi discret que possible. Jefferson a dit  : « a governement which governs least governs best », un gouvernement qui gouverne moins gouverne mieux. J'ai probablement hérité de ce principe. Pour moi le gouvernement idéal est un gouvernement au pouvoir aussi limité que possible qui se mêle le moins possible de la vie des gens.


Le prisme du néant a été préfacé au Masque par D. Beketch, le rédacteur en chef de l'hebdomadaire d'extrême-droite Minute. L'éditeur et le préfacier ont présenté Le prisme du néant comme étant un plaidoyer contre la drogue et le désordre et P.K. Dick comme le défenseur de l'ordre et de la morale.

     Je ne trouve pas les mots pour exprimer l'indignation sans borne que provoque chez moi une interprétation aussi erronée de mon livre et de mes idées. Tout ce que je peux dire, c'est que je vois très bien ce qui dans Le prisme du néant a pu provoquer une telle interprétation. J'aimerais dire à cette personne qu'en fait ce que je décris c'est mon incroyable peur de la police. Effectivement, il est question dans ce livre de loi et d'ordre qui sont une réalité sociale. Mais la notion d'ordre provoque chez moi un sentiment de terreur et d appréhension, et si j'en parle c'est parce que je suis préoccupé par son omniprésence dans le système américain. Cependant, je dois ajouter que j'ai le sentiment que cette omniprésence de la police en Amérique a brutalement cessé en 1974 quand le programme de contre-espionnage a été aboli. Mais ça n'empêche pas que j'aimerai les voir pourrir tous en enfer.

Propos recueillis au Festival de Metz
par Bernard Blanc & Yves Frémion
assistés de Muriel Favarel & Patrice Duvic.
traduction  : Marc Gallice




« JE FAIS CONFIANCE À JIMMY CARTER »
Une interview de Philip K. Dick (2e partie)

     En septembre 1977, nous avions rencontré Dick à Metz. Carter venait d'entrer en fonction. Aujourd'hui son successeur est en place. Ce décalage temporel est bien fait pour nous plaire. Dick avait bien vu  : Carter a bien démantelé la CIA Mais cela lui a valu des ennuis : il n'y avait plus personne pour prendre au sérieux la révolution montante en Iran, au Nicaragua, en Angola. Carter a finalement obtenu le contraire de ce qu il visait : un renversement complet de l'attitude de l'Américain moyen ar suite d'un ensemble typiquement S F de malentendus entre les auteurs et éditeurs, la première partie de cette interview vous a été présentée non dans sa version écrite et définitive mais dans un simple décryptage non mis en forme. Cela donne à Dick un style qui n'est pas a la hauteur de ce qu'il écrit. Quand on cause, on colle des « je pense que » et des « je crois que » partout. Ils n'y manquaient pas. Excusez-nous. Quelques erreurs non corrigées y figuraient aussi, qui ont pu vous laisser perplexes. Corrigeons-en une : page 28, Dick disait : « Il faut ajouter à tout ça que la plupart des auteurs de SF étaient des amis de l'establishment Je pense à Hyman, Poul Anderson, Balsmorth ». Les plus malins de nos lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes : il s agissait respectivement de Heinlein, Anderson et Asimov. Ceux qui ont trouvé la bonne réponse gagnent le droit de les lire en intégral !      La seconde partie ci-dessous est la bonne cette fois (j espère !) Elle est retravaillée et écrite, on ne le refera plus, juré.
Y.F. et J.-L. L.B.


Avez-vous une vision sur l'utopie, un projet de société positive ?

     La seule utopie que je puisse imaginer, c'est l'absence d Etat policier. Autrement, je verrais un programme essentiellement social, un accroissement de l'aide aux pauvres, aux déshérites, aux malades... Mon travail consiste simplement à montrer les résultats des abus de pouvoir. Je n'ai pas de plan, pas de projet. Je pense plutôt a la lutte contre un adversaire puissant. Je suis peut-être naïf, mais je crois que lorsqu'on aura vaincu ce cruel adversaire qui opprime l'être humain, alors le cours naturel des événements conduira à une amélioration de la condition humaine. Les Américains sont apolitiques ou non-politiques II faut attirer leur attention envers les abus qui existent. C'est le premier pas. On ne peut rien faire tant qu'ils restent aveugles à ce point. Je crois en l'honnêteté, l'éthique, la moralité naturelle de l'homme moyen, que lorsque son attention sera attirée par la tyrannie du gouvernement, il le répudiera spontanément. Il aura peur que ces abus se développent s'il ne réagit pas. Mon rôle est un peu celui des anciens prophètes, par exemple Daniel parlant de la cour de César. J'ai peut-être tort en limitant mon rôle à cela. Mais vous, les Français, vous ne pouvez imaginer la naïveté des Américains ! II y a quelques mois, J. Vance me disait : « Nixon n'a rien fait qui soit différent des autres présidents américains ». J'aurais dû lui répondre « Jack, vous êtes un foutu idiot ; il y a une tyrannie grandissante, à un tel niveau qu'on ne peut la comparer qu'à celle de Caligula ou Néron, Hitler ou Staline. Et vous êtes assis, Jack, à me dire que tous les présidents ont été aussi mauvais. C'est un cynisme et une naïveté incroyables !  » Vance est l'archétype de l'Américain à qui on a prouvé que son président était un criminel qu'il collaborait avec la Mafia, avec des policiers assassins. Et il réagit ainsi. Une fille m'a dit un jour : « Ce n'est pas gentil d'accuser ainsi le président de tous les crimes ». J'ai dit : « Mais tous ces crimes, il les a commis ! ». Elle a répondu : « Oui, mais après tout, c'est le président ! » Aux USA, il y a eu un miracle. Dieu lui-même a informé les Américains, d'une façon mystérieuse, que quelque chose d'incroyable était arrivé : qu'on était dans les mains d'une tyrannie despotique, capable d'actes criminels Comment avons-nous pu en arriver à dire « Apres tout, c'est le président », comme on dit « Le roi ne peut se tromper » : c'est comme une maladie collective. Mais tout cela a été renversé. L'Américain moyen s'est réveille et a réalisé que le président n'avait moralement pas le droit de tuer des innocents. Tout a bascule quand on a découvert que le Cambodge avait été bombardé. Il y a eu un rapport au Congrès. C'est comme si les Américains n avaient plus fait qu'une seule personne qui aurait crié « Non » ! On ne peut plus avoir un président qui fait de telles choses, il a juré sur la Constitution, et elle interdit qu'il fasse la guerre, c'est le rôle du Congrès. Un jour, ils acceptaient tout, le lendemain, ils refusaient tout Un miracle !


Que pensez-vous de Jimmy Carter  ?

     Carter représente ces anciens aristocrates du Sud, essentiellement « jeffersoniens », à la fois tolérants et très intellectuels. Leurs idées générales sont plutôt frustres et parfois racistes (Carter ne l'est pas). Ces hommes sont les plus aptes à gouverner, ce sont naturellement des leaders, ils en ont produit beaucoup. J'ai souvent pensé que la guerre civile US était une tragédie car elle a détruit ce groupe d'hommes très efficaces, les derniers représentants de la tendance jeffersonnienne. J'étais très méfiant lorsque Carter a fait sa campagne. On se demandait avec mes amis s'il n'était pas l'instrument de la CIA, mais quand il a proposé Sorensen à la tête de la CIA, nous avons compris qu'il était profondément opposé aux abus du pouvoir. II était contre la guerre du Vietnam. Je crois qu'il aimerait bien ramener l'Amérique comme aux jours ou le gouvernement n'intervenait pas dans la vie des gens. C'est un homme intelligent et bon. J'ai une grande confiance en lui. J'avais aussi cette confiance en Gerald Ford, mais je n'étais pas d accord avec ses points de vue politiques ou économiques, alors que je suis d'accord avec ceux de Carter. La chose la plus importante n'est pas ce que va faire Carter, c'est ce qu'il ne va pas faire !** Carter est une personnalité chaleureuse, il a de bonnes relations d'amitié avec les Américains moyens. Nixon était terrorisé par eux. La tolérance est la clef de voûte de l'administration Carter.


Cela n'empêche pas qu'il y ait toujours la police ! Pensez-vous que pendant que la CIA perd de son influence, d'autres organisations se développent ?

     Oui. II y a un espionnage militaire. Le plus dangereux n'est peut-être plus la CIA désormais. Je pense que Carter va faire de son mieux pour montrer l'incapacité de ces organisations. Qu'il y parvienne, c'est un autre problème...

Propos recueillis par Bernard Blanc et Yves Frémion
Traduits par Jean-Louis Le Breton
Merci à Patrice Duvic pour son aide
© B. Blanc, Y. Frémion 1977

(*) : Il s'agit plus probablement de Tony Boucher, auteur de polar et de SF, mentor de Dick et rédacteur en chef du magazine Fantasy & Science Fiction (Note du webmaître) [Retour au texte]
(**) : Eh bien, t'as été servi ! (NDI) [Retour au texte]

© Bernard BLANC et Yves FRÉMION, publié avec leur aimable autorisation.


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