Une critique de 'Mensonges & Cie' par Pierre-Paul DURASTANTI

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      Dans le no 351 de FICTION, daté de mai 1984, Pierre-Paul DURASTANTI publiait une critique de Mensonges & Cie, qui venait de paraître dans la collection Ailleurs & Demain aux éditions Robert Laffont. C'est cette critique que l'on trouvera ci-après, remaniée par son auteur fin août 1998.


      Voici donc le nouveau Dick. Car il s'agit bien pour nous d'un livre totalement inédit. Aux États-Unis, jusqu'à l'an dernier, il n'était paru que sous la forme d'une version réduite, non pas d'un bon tiers, comme le dit l'excellent quatrième de couverture rédigé par Gérard Klein, mais de plus de la moitié ! Précisément, le texte s'interrompait sur trois paragraphes de conclusion, plutôt hâtifs, après la dernière phrase de la page 107 de l'édition Laffont.

      J'avais lu cette version écourtée, THE UNTELEPORTED MAN, et j'avais déjà trouvé intéressante cette narration sarcastique d'une manipulation subie par la population de la terre tout entière, à qui l'on présente une lointaine colonie, Whale's Mouth, comme une utopie sans pareille pour laquelle il est vital de prendre un aller. Simple, le Téléport du Dr Sepp von Einem ne fonctionnant que dans un sens.

      Rachmael ben Applebaum, héritier de la misère de son père qui, possédant une compagnie de transport par vaisseaux spatiaux, a été ruiné par le Téléport, se retrouve harcelé par les ballons-jet créanciers. Il ne possède plus qu'un seul vaisseau, l'Omphalos (le Nombril) avec lequel il se propose d'entamer seul le voyage jusqu'à Whale's Mouth, trente-six ans aller-retour. Car il pense avoir trouvé la preuve d'un trucage des bandes vidéo qui dépeignent une vie si paradisiaque...

      Ceci n'est que le début de la première intrigue qui semble, je dis bien semble, trouver une conclusion « logique » à la page 107.

      Ce n'est pas tout.

      C'est même à ce moment précis que tout commence. Les univers se mélangent, les réalités se superposent, Applebaum se perd dans des paramondes terrifiants, parmi des malades mentaux.La vie qu'il a vécue jusque là, les aventures qu'il a subies sur Whale's Mouth, ne seraient-elles pas, elles aussi, qu'illusions ?

      L'écheveau s'embrouille de plus en plus. Et curieusement, les trois passages blancs qui témoignent de la perte de quatre pages du manuscrit ne font que renforcer le mystère...

      Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en dire plus sur l'intrigue. Il n'y en a d'ailleurs pas, à vrai dire, ou, s'il y en a une,c'est au sens où l'on peut en trouver une dans Le temps incertain, de Michel Jeury, livre avec lequel des recoupements troublants sont possibles. En fait, Mensonges et Cie contient, anticipe et génère sa propre critique (ou psychanalyse, philosophie, politique, métaphysique, etc.), comme d'ailleurs toute l'oeuvre de Dick. Ses romans sont des savonnettes entre des mains souvent déjà savonneuses. Voir les lourdes (à mon goût) approches psychanalytiques de Marcel Thaon, ou la ridicule postface fascisante de Serge de Beketch au Prisme du néant (Le Masque-SF).

      On peut toutefois noter ceci. D'abord, le livre est une parabole sur le totalitarisme, mais aussi sur le danger totalitaire qui guette lorsque l'on combat ce même totalitarisme.

      Ensuite, il faut noter le parallèle avec Moby Dick. Ce n'est pas pour rien que le héros se prénomme Rachmael (ce qui fait penser à Ishmael) et que la planète s'appelle Whale's Mouth (la Gueule de la Baleine).

      Évidemment, toute la réflexion sur la réalité est là. Mais elle se situe à un niveau différent. Plus que dans tout autre roman de Dick, la déglingue de l'univers s'accompagne (ou précède, ou cause...) la déglingue du langage, retranscrite à la perfection par la traduction d'Henry-Luc Planchat, d'une fidélité idéale. Cette déglingue fait que les défauts apparents du livre ne font que le renforcer ! Le style est lourd, pesant, écrasant. On avance dans ces pages comme dans un champ labouré après la pluie. Il faut poser un pied avec précaution pour ne pas glisser ou tomber, arracher l'autre à sa gangue de boue, recommencer, tout cela en équilibre instable.

      D'ailleurs, c'est un roman du déséquilibre, du faux-semblant, du faux pas. Il contient quelques-unes des pages les plus atroces jamais écrites par son auteur (celles qui font suite à la fameuse page 107...). De plus, il annonce les oeuvres philosophiques de la dernière période, les dialogues y sont plus développés, plus profonds que ceux des autres romans de la même époque, plus philosophiques, disons-le. Ce glissement vers le discours-roi a sans doute été l'une des raisons de l'amputation de l'ouvrage en 1966.

      Quant à la manière dont Dick a introduit son livre dans le livre, je ne vous en dis rien tellement c'est remarquable. Mais cela ouvre encore un nouveau niveau de lecture. Cette construction en abîmes multiples est fascinante. Peut-être même fait-elle peur, car elle s'attaque aux fondations mêmes de la construction romanesque, et aux bases mêmes de notre univers.

      Vrai, la compagnie de ces mensonges n'est pas réjouissante, mais elle est presque nécessaire. Et, au bout du compte, jubilatoire.


      Post-scriptum : Je ne résiste pas à l'envie de vous livrer les trois paragraphes de conclusion que Dick avait rajoutés après « Mais avant cela, malgré tout : deux verres de bourbon », page 107 de l'édition Robert Laffont).
[Note du Webmaître : ici Pierre-Paul DURASTANTI donnait une traduction d'un passage de la première version du texte qui avait été supprimé dans la version traduite pour les éditions Robert Laffont (voir l'histoire éditoriale sur la page de ce roman).
      Le lecteur désireux de connaître ce passage se reportera à la page 1049 du recueil DÉDALES SANS FIN, Omnibus / Presses de la Cité.]

Pierre-Paul DURASTANTI

© Pierre-Paul DURASTANTI, publié avec son aimable autorisation.

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PKDLe ParaDick ... est hébergé par Dernière modification le 02 octobre 2002 à 15h33.
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