Une critique de 'Substance mort' par Pierre PELOT

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      Dans le no 293 de FICTION, daté de juillet 1978, Pierre PELOT (écrivain auteur, entre autres, sous le pseudonyme de Pierre SURAGNE, du très dickien Mais si les papillons trichent) publiait une critique de Substance mort, qui venait de paraître dans la collection Présence du Futur aux éditions Denoël. C'est cette critique que l'on trouvera ci-après, non retouchée.


     Deux cent quatre-vingt quatorze pages, bien tassées. Une collection – Présence du Futur – chez un éditeur – Denoël. Une couverture, très belle, signée Stéphane Dumont. Tout cela fait un livre, intitulé Substance Mort. L'auteur : Philip K. Dick.

     Autant le dire tout de suite : ce n'est pas rien.

     Je sors de ce roman, je quitte à l'instant la dernière ligne de la « Note de l'Auteur ». Je vais donc essayer d'en parler à chaud, ou à froid, comme on veut. Je dis bien : essayer. Je m'efforce de casser le silence qui m'entoure, au sortir de cet univers saoulant dans lequel le guide Philip K. Dick m'a proposé une balade – à moins qu'il ne s'agisse d'une ballade.

     Précision : je suis de ceux, nombreux, qui s'intitulent les « inconditionnels de Dick ». Certains de ses livres m'ont littéralement sonné, même, ou à plus forte raison, quand je m'y perdais. Dans tous ses romans, quelque chose m'a piégé, quelque part, à un moment donné : c'était là, tapi en embuscade au détour d'une phrase, au choeur des chefs d'oeuvre comme dans les ménades des livres moins bons. Un mot, une atmosphère, je ne sais pas quoi, quelque chose qui me filait droit au coeur et qui me disait : ce type-là te connaît, ou tu le connais : c'est un frère de chaîne. Oui monsieur. Romans-miracles et romans-moins-bons, il en reste toujours un écho, de toute façon, quand l'homme est cette offrande écorchée, quand il écrit avec un petit peu plus que des mots. Cela étant dit, je ne vais pas faire ici une sélection préférentielle. J'ajouterai simplement que Deus Irae, écrit en collaboration avec Zelazny, m'avait un peu laissé sur ma faim, sérieusement désorienté. Pour couronner le tout, la conférence de Dick à Metz, au Festival de SF 77, m'avait fait craquer. J'ai donc ouvert Substance Mort prudemment, me demandant où j'allais et ce qui m'attendait. « C'était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu'il n'avait pas de poux dans les cheveux »... Et ça continue. Les deux premières phrases.

     Le roman foisonne de personnages hauts en couleurs, plus vrais que nature, dans une Amérique futuriste très proche – mais le temps ne signifie rien. C'est demain comme c'est aujourd'hui. Personnages paumés, tous ces « enfants qui jouent dans les rues... voient leurs compagnons disparaître l'un après l'autre – écrasés, mutilés, détruits – mais n'en continuent pas moins de jouer » (p. 295). Ils apparaissent successivement, avec leurs mimiques, leurs tics, leurs obsessions, au centre de leurs univers qui se déglinguent lamentablement au fil du temps. A la recherche d'eux-mêmes, d'une réalité stable et sécurisante, d'une identité protectrice qui n'en finit pas de foutre le camp, de se fragmenter inéluctablement sous les coups de boutoir de l'incertain et de l'imprévisible. Ils sont tous là, maladroits, éperdus, pions d'un jeu immense dont ils ignorent les règles (on ne les leur apprendra jamais, les véritables règles du jeu, c'est ça, la règle, mon garçon), et ils essaient désespérément de trouver un chemin élagué, quelque part, au coeur du grand foisonnement fou.

     Bien sûr, il y a Jerry Fabin, avec ses poux imaginaires (imaginaires ?), Jerry tellement cramé à la Substance M qu'il passe son temps à se chercher des poux sur la tête... la belle image ! Jerry passe et s'efface. Au revoir, Jerry. Restent Bob Arctor et ses amis, dans la maison de Californie : Jim Barris, Charles Freck, Luckman, Donna Hawthorne. Et tous les autres. Un monde de flippés en tous genres, qui ne songent guère qu'à descendre quelques hits de merde, qui courent après leurs rêves, les rattrapent un instant et soufflent un brin avant de reprendre la course, éternellement. Eternellement. En fuite. Vers qui, quoi, où ? Des enfants qui jouent dans la rue, parmi les flics et les balances de la brigade des stupéfiants.

     L'univers rond, bien fermé, de la drogue, il est là. Univers de piégés. Oui, c'est un livre contre la drogue : elles sont toutes à rejeter, Substance Mort en premier, la plus dure, la plus vache. Toutes les drogues, chimiques ou idéologiques, elles ne font qu'illusionner, elles vous baisent : et vous êtes là, à planer, dans un monde qui ne comprend que deux catégories d'individus : les salauds et les baisés. Amen.

     La Substance Mort est la plus vache de toutes. La drogue de tous et de toutes, morts en sursit aux personnalités interchangeables. De qui, de quoi suis-je fait ? Et toi ? Et nous tous, derrière nos façades de comédie ?

     Car Bob Arctor le dealer est aussi Fred, l'agent de la brigade des stupéfiants, camouflé sous un complet brouillé – cette géniale invention qui lui permet de conserver l'anonymat en lui donnant l'apparence d'un gribouillis informe, parmi d'autres gribouillis, lorsqu'il vient faire son rapport à ses supérieurs : ils ne le connaissent pas, lui ne les connaît pas. L'agent Fred est chargé d'espionner la trafiquante Donna, mais l'agent Fred est également Bob Arctor, amoureux de Donna. Mission classique, en somme, qui doit permettre de remonter une filière et de coincer en haut lieu les fournisseurs de Substance M. Pour ce faire, il est bien évident que Fred, sous la couverture de Bob le toxico, doit ingérer lui-même cette drogue contre laquelle il lutte. Simple ? Jusqu'au jour où Arctor s'aperçoit qu'un de ses amis lui veut du mal, jusqu'à ce que ses supérieurs lui ordonnent de surveiller un certain Bob Arctor. Il accepte, évidemment, que ses collègues truffent son appartement de caméras, pour la surveillance d'Arctor, car cela lui permet également de surveiller ses « amis » et de repérer celui d'entre eux qui cherche à le faire plonger – celui de ses amis qui est peut-être un agent simple toxico le suspectant d'être à la solde des stups...

     Impensable cavale-poursuite de Fred-Arctor, dénoncé à son propre service par un anonyme... Auto-surveillance effrénée débouchant sur une parfaite attitude schizo-paranoïaque, poussant Fred-Arctor à faciliter lui-même l'installation des appareils de surveillance à son domicile. Faut-il être à la fois dealer et agent de répression pour conserver une chance de s'en tirer sans mal ? Question. « Bob Arctor se répéta la question. Combien y'a-t-il de Robert Arctor ? Dingue. Au moins deux, à vue de nez. Le nommé Fred, qui se prépare à espionner le nommé Bob. Même type. Voire. Fred est-il vraiment le même que Bob ? Quelqu'un le sait-il ? Moi, je le saurai, j'imagine, puisque je suis la seule personne au monde à savoir que Fred est Bob Arctor. Mais qui suis-je ? Lequel des deux ? » (p. 108)

     Qui est Arctor/Fred ? Celui qui veut se sauver, ou celui qui veut se perdre ? Dans ce cas, quelle est la signification du sauvetage, celle de la perdition ?

     Et lorsque Bob s'imagine savoir, il se trompe encore. Il ne sait rien. Il ne saura rien. Il n'est rien, rien d'autre qu'un personnage-pion, dans le monde des pions masqués, incapables de voir plus loin que les univers-scindés de son cerveau disloqué par la Substance M. Incapable d'imaginer la réalité de ceux qui tirent les ficelles.

     Parfait. Je me suis laissé avoir. J'ai glissé sur la pente avec Bob/Fred, avec les autres, jusqu'au fond de cette pièce silencieuse dans laquelle un légume mort qui s'appelait Bob Arctor attend que l'on décide pour lui. Dans ce monde saoulé de technologie, bourré de gadgets électroniques, où les caméras ont un regard combien plus efficace que celui des humains ; dans ce monde où nous n'avons pas, plus, la conscience du temps. Jamais. (Jamais : mot hors du temps par excellence). Nous ne vivons pas au présent, jamais, mais au contraire toujours sur les bases tremblantes du passé, l'imperfection absolue, dans l'attente d'un avenir de gouffre.

     Substance Mort est un roman d'une infinie tendresse pour les personnages qu'il met en scène. L'oeil-caméra de Dick se promène parmi tous ces décors dérisoires, s'accroche aux pas vacillantes des acteurs du drame. On ne referme pas ce livre : on pousse une porte : elle claque derrière nous, avec un grand bruit qui résonne. Tendresse, désespoir, cri de colère... mais n'y aurait-il pas, aussi, caché sous les décombres, le fantôme de l'espoir en l'homme combattant son dérisoire spectre de victime manipulée pour tenter la seule fuite valable : celle qu le poussera hors les murs des aliénations ? Si ce n'est pas une illusion supplémentaire, et si ces murailles ont finalement une autre apparence que celle, précisément, du détenu...

     A ceux qui douteraient encore que Dick soit autre chose qu'un écrivain de SF, c'est-à-dire un écrivain-tout-court qui a choisi de se promener dans ces paysages frappés du sceau de ce que l'on appelle la SF, je conseille, un petit sourire en coin, d'admirables pages et d'admirables scènes : Barris le bricoleur fabriquant un silencieux pour son pistolet, et l'essayant... la ballade en voiture et la panne, à la recherche d'un céphascope... la réparation de la voiture nase de Bob Arctor... l'échouement dans le centre de « désintoxication »... Caldwell aussi possède cet art de nous faire entrer dans la peau de ses personnages – ou, en tout cas, de nous faire assister, aux premières loges, à leurs aventures. Caldwell, Bukowski... Tous ces foutus ricains pleins de ce qu'on appelle le talent. A moins qu'ils ne soient que des caméras ? On sait désormais que ces yeux-là sont terriblement plus efficaces que le regard humain. Tant pis pour nous. Ou tant mieux. Les deux. Allez savoir. Cessez un peu de jouer dans la rue. Le temps, au moins, de lire Substance Mort.

Pierre PELOT

© Pierre PELOT, publié avec son aimable autorisation.
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