Une critique du 'Temps désarticulé' par Joël HOUSSIN

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      Dans le no 259-260 de FICTION, daté de juillet-août 1975, Joël HOUSSIN) publiait une critique de Le temps désarticulé, qui venait de paraître dans la collection Dimensions aux éditions Calmann-Lévy. Voici cette critique.


     An 1959, une petite ville paisible de la province américaine, des habitants sans histoires, une famille avec un train de vie sans problèmes : Vic, le père, gère un grand magasin ; Margo, la mère, passe ses journées en s'occupant de diverses futilités ; Sammy, le fils, bricoleur et au courant de tous les complots communistes qu'il révèle distraitement en mâchonnant l'inévitable chewing-gum ; Ragle Gumm, frère de Margo et célébrité locale, l'homme qui gagne sa vie en jouant au concours d'un quotidien : « Où sera demain le petit homme vert ? »

     Toute cette description d'une navrante banalité, pleine de tous les tics et poncifs de la misère petite-bourgeoise, nous plonge dans une ambiance soporifique. Cela ne dure pas longtemps. Le déclic se produit un matin où Ragle Gumm prend conscience de ses actes indéfiniment répétés, de son univers trop statique pour ne pas finir par provoquer malaises et désirs de fuite. À partir de là, au fil des pages, cet univers tranquille s'effrite, s'étiole, se met à pourrir comme une charogne exposée au soleil. Des objets disparaissent, ne laissant que leurs symboles sémantiques inscrits sur des rectangles de carton, les gestes se dérèglent et deviennent incompréhensibles, des paroles étranges fusent du poste à galène de Sammy. Ragle Gumm, comme pour exorciser son angoisse, tente de percer le mystère de ces événements et le secret de sa curieuse réussite dans le concours. Il découvrira dans une bâtisse en ruine un magazine daté de 1997. Le puzzle commencera à s'assembler ; les pièces, peu à peu, s'encastreront les unes dans les autres.

     Je n'irai pas plus loin dans le résumé. Je ne tiens ni à déflorer l'intrigue ni à dévoiler le dénouement ; d'autant plus que Le temps désarticulé est fertile en rebondissements.

     Nous sommes tout de même assez loin du Dieu venu du Centaure, ou plutôt, nous n'y sommes pas encore puisque Dick a écrit Le temps désarticulé cinq ans auparavant. L'univers paranoïaque de Dick commence seulement à aiguiser ses contours, à planter ses jalons hallucinés. À travers ce roman, Dick commence à poser les questions qui l'obsèderont plus tard : qui conditionne nos gestes, nos désirs ? L'environnement ? Les mots ? Quel est le profit ? « Tu te crois assez malin pour savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ? » Et, surtout, la maladie ? (Ragle Gumm croit perdre la raison). La perte du conditionnement, de l'intégration à une organisation sociale arbitraire. L'angoisse typique du « bad-trip » aux hallucinogènes type LSD : vais-je redevenir comme avant ? Suis-je irrémédiablement fou ? À moins que ce ne soient les autres ? Et cette rupture tant attendue entre l'univers halluciné et le réel n'arrive pas, n'arrive jamais. Le changement s'effectue en douceur, imperceptiblement : suis-je encore défoncé ou ne le suis-je plus ? On se raccroche aux mythes élevés par les mass-médias (Dick était animateur d'une émission de radio avant de se lancer dans la littérature), James Dean et Marilyn Monroe. Angoisse et paranoïa.

     Pour Le temps désarticulé, les désillusions sont nettement moins vertigineuses que celles qui éclateront dans ses textes de 64, et elles progressent, malgré tout, vers une explication cohérente et linéaire (contrairement à ce qu'indique le titre, tout finit justement par s'articuler). C'est en cela que ce roman ne peut être considéré comme un « Dick mineur » (ainsi parlait S.A.B.) et, qu'au contraire, il forme une charnière entre les textes classiques de ses débuts et l'univers démentiel qui a assuré sa notoriété en France (curieux, tout de même, ce désintéressement des lecteurs américains vis-à-vis de Dick). Ceux qui connaissent bien l'oeuvre de Dick seront certainement déçus par la fin du livre et les autres qui font seulement sa connaissance trouveront dans cette même conclusion une réconfortante cohérence. Jusqu'aux trois quarts du livre, l'action balance entre les deux époques de Dick et j'avoue avoir cru longtemps tenir en main un de ses livres où la machine ne cesse de gripper, où chaque mot risque de nous plonger dans un cauchemar sans fin, où le labyrinthe n'a que des issues factices, où le monde éclaté matérialise jusqu'au point final l'incertitude de Dick quant à sa propre raison et celle du monde qui l'entoure.

     Je voudrais ouvrir une parenthèse au sujet de l'auteur et de son oeuvre (incontestablement, P.K.D. pose un réel problème aux critiques tant la plupart de ses livres, si décevants ou enthousiasmants qu'ils soient, s'insèrent parfaitement dans l'ensemble de son oeuvre). Je ne pense pas qu'il soit utile de ressortir systématiquement tous les Dick existants. Le phénomène Dick dans l'édition littéraire (et même peut-être dans le monde tout court) s'apparente un peu à J. Hendrix pour l'édition musicale : on a tendance, sur le seul succès du nom, à déterrer des oeuvres qui ne le méritent pas toujours. « Car on ne saurait trop le dire et le redire : écrire, c'est un long apprentissage qui se fait en écrivant, et la motivation la plus pressante pour écrire, c'est encore être édité » (J.P. Andrevon, Préface de « Retour à la Terre »). Dick, comme Spinrad, Silverberg, Farmer, etc., n'a pas échappé à cette règle fondamentale. Leurs premiers pas se sont perdus dans la masse des livres qui paraissent chaque année aux USA, et c'est ce phénomène qui a sans doute permis leur publication. Alors, extirper de l'ombre leur apprentissage, est-ce bien nécessaire ? Valeur historique ? L'aspect commercial de ces traductions ne permet pas une telle justification. Et quand bien même cela serait, si les directeurs de collection se sentaient (déjà) une vocation d'historien, la SF ne tarderait pas à se retrouver entre les mains des fossoyeurs. Parenthèse fermée.

     Lautréamont annonçait la Commune, Coeurderoy présageait l'insurrection soviétique, Dick est-il le symptôme d'une proche révolution ? (En espérant qu'elle ne subira pas le même sort que les autres). Attendre que l'Histoire confirme ou démente ces propos, c'est s'exposer à ce que cette Histoire se fasse sans nous. La SF n'a pas à être une pierre de plus dans le bourbier du spectacle ; il nous appartient de nous en servir afin de modifier ce futur terrifiant qu'elle annonce. Si nous laissons échapper les moyens, il nous restera, « dans les cavernes de l'ordre », notre désespoir pour forger des bombes.

     Et s'il vous reste du temps, entre deux coups de main contre le vieux monde, lisez Le temps désarticulé, Le dieu venu du Centaure, La vérité avant-dernière, Dr Bloodmoney et Le maître du Haut-Château. Dick en vaut le plaisir.


 
Joël HOUSSIN
© Joël HOUSSIN, publié avec son aimable autorisation.

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PKDLe ParaDick ... est hébergé par Dernière modification le 2 octobre 2002 à 15h07.
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