Une critique de 'Manque de pot !' par Denis GUIOT

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      Dans le no 287 de FICTION, daté de début (janvier ?) 1978, Denis GUIOT publiait une critique du Guérisseur de cathédrales, qui venait d'être réédité aux éditions Lattès sous le titre « Manque de pot ! »
On trouvera ci-après cette critique, très légèrement retouchée par son auteur en septembre 1999.

      Si l'on en croit la précieuse bibliographique établie par Marcel Thaon pour la postface de L'oeil dans le ciel (Laffont), il ne resterait plus que quatre Dick inédits sur les quelques trente romans écrits par l'auteur depuis 1955. Galactic pot-healer – devenu, Chute Libre aidant, Manque de pot ! – date de 1969, l'année d'Ubik. L'année qui devait précéder la troisième dépression de l'auteur, la plus grave. A proprement parler, Manque de pot ! n'est pas un roman, mais plutôt un anti-roman dont la « méta-lecture » est d'une infinie richesse car, discours transparent de l'auteur sur les problèmes qui le hantent, il apparaît comme la clef de voûte de l'univers dickien ; même si, sur le simple plan littéraire, il semble inférieur à des oeuvres telles que Ubik (Laffont), Le dieu venu du Centaure (Opta) ou Docteur Bloodmoney (J'Ai Lu).

      Joe Fernwright est réparateurs de céramiques. Sans travail depuis sept mois, il ne survit que par les allocations que lui verse le Parti Planétaire, père omnipotent qui l'infantilise en le maintenant dans un perpétuel état d'assisté. Ayant le sentiment aigu de son inutilité et du vide de son existence, aliéné par une société hyperfliquée et à l'inflation galopante, il obéit aux instructions d'une mystérieuse entité appelée Glimmung, qui lui propose de se rendre sur la Planète des Laboureurs afin d'y exercer son activité1. Selon le Canon bouddhique, le labourage symbolise l'effort spirituel, l'ascèse (« Et c'est ainsi que ce labour est labouré, et il en sortira le fruit qui ne meurt point » — Suttanipâta), et c'est bien comme une renaissance que Joe ressent son départ pour cette planète, fuyant une Terre oppressive pour une existence qui devrait donner un sens à sa vie. La tâche qui l'attend – lui et le groupe dont il fait partie – c'est le renflouement d'Heldscalla, cathédrale engloutie dans la Mare Nostrum. Opération symbolique s'il en est qui consiste à remonter à la surface ce qui est enfoui dans les eaux glauques de l'inconscient afin de procéder à l'impossible réconciliation entre le Ça et le Moi par une mise en présence sans masque de ces vieux complices/adversaires. D'ailleurs, reconnaît Glimmung, « La connaissance de soi, tel est mon but ; tel sera le vôtre. » (p. 93). Ce renflouement d'Heldscalla, volonté de mettre fin à la névrose existentielle en libérant l'homme du « principe de double identité », rappelle la cérémonie du « Passage » dans Un souvenir de Pierre Loti, très belle nouvelle de Philippe Curval (in Utopies 75 – Laffont). D'ailleurs Curval et Dick ont en commun une certaine conception existentialiste de la vie2.

      Il est curieux de constater que la dimension existentialiste de l'oeuvre de Philip K. Dick est souvent ignorée par les spécialistes de cet auteur. Pourtant elle en est une constante importante. Contentons-nous de rappeler le personnage de Mercer dans Robot Blues (Chute Libre) transparente allusion au « Mythe de Sisyphe », le thème de L'oeil dans le ciel transposition directe de l'aphorisme sartrien « l'enfer c'est les autres », cet extrait de Deus Irae (Présence du Futur) : « Comme les existentialistes, je définirai mes intentions après coup à la lumière des actes que j'aurai commis. La pensée suit l'acte » (p. 168) auquel fait écho le « Être, c'est agir » de Manque de pot !. Exister est un effort de chaque instant, dans le refus de se laisser manipuler, dans la volonté de créer le monde : « La réalité n'est pas quelque chose que l'on perçoit, mais quelque chose que l'on fabrique »3. L'individu est donc responsable du monde extérieur comme de son propre monde intérieur, responsable de la société qui l'aliène (« C'est nous qui avons créé cette société » dit avec dégoût l'un des protagonistes du roman en parlant de la Terre) comme de sa propre aliénation. Responsabilité de tous les instants qui épuise l'homme. L'épuise et l'angoisse car « être libre, c'est choisir ». Mais sur quels critères ? « L'homme est un ange déchu, pensait Joe. A l'origine, c'était un ange authentique qui avait le choix entre le bien et le mal. Il était donc très facile d'être un ange. Puis il s'est passé quelque chose, un accident en somme et chacun a été obligé de choisir : non pas entre le bien et le mal mais entre le mauvais et le pire. L'ange n'a pas supporté cette épreuve, il est donc devenu l'homme » (p. 51).

      L'individu dickien est constamment écartelé entre la négativité du non-être, pulsion de mort, néant paisible et éternel à l'image de ce sous-monde aquatique « dominé par l'entropie obligatoire et parfaite » dans lequel la cathédrale est engloutie et la volonté de se battre jusqu'au bout, inlassablement, jusqu'à l'absurde. (« L'activité use la vitalité jusqu'à la corde et c'est peut-être la seule chance de vie » p. 51). Eternel combat entre les forces de la vie et celles de la mort, lutte âpre contre l'implacable Entropie, contre la « bistouille » de Robot Blues, les doubles noirs de Manque de pot ! et les régressions temporelles d'Ubik, contre le retour à l'ultime Utérus d'A rebrousse-temps (J'Ai Lu), contre l'aliénation qui ramène l'homme au niveau de l'androïde (machine sûr et prévisible) ou de la fourmi, « machine réflexe recouverte de chitine et dépourvue de vie réelle » (Robot Blues) et le réifie, contre le processus insidieux de la régression schizo auquel renvoie l'apparition des doubles dans la Mare Nostrum (« Chaque individu possède son antithèse, son Döppelganger opaque. Un jour ou l'autre au cours de sa vie, il doit tuer son double Noir, autrement c'est lui qui meurt » p. 118), images du clivage du moi et de la destruction de son unité, régression au stade du corps morcelé ou divisé4.

      Glimmung, c'est à la fois Faust obsédé par la connaissance, le Christ mourant pour racheter les péchés de ses enfants, l'image du psychanalyste qui traite Dick (le renflouement d'Heldscalla étant l'expression littéraire de la cure analytique), le Dieu de Bonté et de Colère de la Bible, et, surtout, le Père omnipotent. On connaît l'importance de l'image du Père (porteur de la Loi) dans l'oeuvre de Philip K. Dick5, oeuvre à laquelle s'applique parfaitement la remarque de Roland Barthes : « Raconter, n'est-ce pas toujours dire ses démêlés avec la Loi ? ». Dans les premiers romans de Dick, les causes aliénantes étaient clairement dénoncées. Elles avaient pour origine la société oppressive dans laquelle se débattait l'individu. Voir Loterie solaire (1955) et surtout Le détourneur (1956) sorti récemment au Sagittaire. Mais au fil des années, au fil des romans, la recherche des causes aliénantes s'est déplacée, de la société vers l'homme. Ce faisant, je ne pense pas que l'individu dickien ait perdu « la conscience claire des origines de son aliénation »6 mais bien plutôt qu'il est revenu aux racines du mal, l'individu projetant sur une société coupable, névrosée et aliénante sa propre aliénation. Alors que l'Alan Purcell du Détourneur, après avoir pris pleinement conscience du caractère malsain et malfaisant du Rémor, combat victorieusement cette société totalitaire fondée par le major Streiter, Joe Fernwright, lui, quitte la Terre pour partir à la recherche de son identité. Sur la planète des Laboureurs (monde clos du cabinet du psychanalyste) il participe au renflouement d'Heldscalla (la cure, avec ses dangers, les doubles noirs qui vous tirent vers le bas), opération qui s'accompagne d'un puissant transfert entre Glimmung (l'analyste) et Joe (l'analysé), le transfert étant le support des projections du malade qui va transférer sur la personne de l'analyste les sentiments d'amour et de haine éprouvés lors de l'enfance dans la constellation familiale. Glimmung c'est donc le père omnipotent et, face à lui, Joe va être déchiré entre un désir contradictoire de dépendance (voir le sentiment de soumission et de plénitude qui le submerge lors de la fusion polyencéphalique) et celui, culpabilisant mais nécessaire, d'autonomie (recherche d'une identité, corrodée par la toute-puissance du Père qui, dans son désir d'échapper à l'engrenage fatal de l'Entropie, tend à engloutir le Fils et l'aliéner). Mais il faut accomplir le meurtre symbolique du Père pour que, face à une réalité aliénante, l'homme ne se vive pas comme un petit enfant face à une machine. Il faut désacraliser le Père car ce dernier n'est pas la Loi, simplement son représentant, discutable. Mais depuis la facile désacralisation du Major Streiter dans Le détourneur, l'individu dickien s'est aperçu que la Loi à travers l'aliénation dispense aussi sens, raison et identité. Le Dieu de Colère est aussi Dieu de Bonté. Et c'est avec douleur que Joe s'arrache de Glimmung et de la fusion encéphalique : « Être libre, c'est choisir ». Choisir de rejeter la Loi et de risquer à nouveau l'échec et la solitude, loin de tout Guide.

      Libre, Joe Fernwright décide de créer un pot, alors que son père se contentait de les réparer. (Ce sont les premiers mots du roman : « Son père avait réparé des porcelaines avant lui. Et maintenant, il recollait à son tour les céramiques du vieux temps »). Mais le pot est horrible. Faut-il voir là l'ultime échec, l'estocade finale, l'échec de la cure, la négation absolue de toute possibilité pour l'individu dickien de vivre « hors la loi ? » Ou bien la démarche logique et difficile de l'individu existentialiste qui, avant toute chose, agit, libre de ses choix, le résultat n'ayant aucune importance, seul important l'acte ?

      Même absurde.

Denis GUIOT


(1) :  Le titre français, malgré son côté « mauvaise série noire » caractéristique de la collection, n'est pas sans intérêt, car c'est bien à cause d'un crucial et littéral « manque de pot » que Joe doit s'exiler ! Par ailleurs, la couverture, un homme nu se faisant étrangler par son ombre en criant au secours, est remarquable en cela qu'elle exprime parfaitement le sens profond du roman, voire même de l'oeuvre de Dick.  [retour au texte]
(2) :  Pour l'existentialisme selon Curval, voir Axes de la perspective curvalienne (Fiction 268).  [retour au texte]
(3) :  In « The androïd and the human », discours prononcé par Dick à la Convention de Vancouver en 1972.  [retour au texte]
(4) :  Qui est une étape de la formation du moi du tout jeune enfant. Dans son Introduction à la littérature fantastique (Seuil), Todorov a démontré les concordances existant entre le monde de l'enfant (ainsi d'ailleurs que celui du drogué et du psychotique) et ce qu'il a appelé les « thèmes du je » ou « mise en question de la limite entre matière et esprit ». Ce principe engendre plusieurs thèmes fondamentaux de la littérature fantastique : « une causalité particulière, le pandéterminisme ; la multiplication de la personnalité, la rupture de la limite entre sujet et objet ; enfin, la transformation du temps et de l'espace ». Les « Thèmes du Je » s'appliquant parfaitement à Dick, pourquoi ne pas poser la question sacrilège : Dick est-il un auteur de littérature fantastique ?  [retour au texte]
(5) :  Cf. Approche psychopathologique de l'oeuvre de Philip K. Dick thèse de Bernard d'Ivernois diffusée (en nombre restreint hélas) il y a deux ans environ par la librairie parisienne « Temps Futurs ». Voir surtout les paragraphes Ubik et le meurtre du Père et La relation pathologique du Père dans Le dieu venu du Centaure.  [retour au texte]
(6) :  Cf. Dick ou l'Amérique schizophrène de Gérard Klein (Fiction 182). [Note du webmaître : Texte republié depuis dans Bifrost no 18 spécial Philip K. Dick.]  [retour au texte]

© Denis GUIOT, publié avec son aimable autorisation.
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